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TEVERINO.

monde officiel. Léonce, voyant avec humeur l’animation de son amie, prit son album, l’ouvrit, et se mit à esquisser la figure de l’oiselière, sans se mêler à la conversation.

Toute femme du monde est née jalouse, et Sabina avait été si justement adulée pour sa beauté incomparable et son brillant esprit, que l’attention accordée à toute autre créature de son sexe, en sa présence, devait infailliblement lui sembler une sorte d’outrage. Habile à dissimuler ses mouvements intérieurs, elle ne les exprimait que sous forme de plaisanterie ; mais ils produisaient en elle un besoin de vengeance immédiate, et la vengeance de la coquetterie, en pareil cas, c’est de chercher ailleurs des hommages, et d’en prendre un plaisir proportionné à l’affront. Elle s’abandonna donc tout à coup aux séductions de Teverino, et ne put s’empêcher de le faire sentir à Léonce, oublieuse de la honte qu’elle avait éprouvée alors que Teverino semblait occupé de Madeleine.

Léonce, qui comprenait parfaitement ce jeu cruel, et qui avait par instants la faiblesse d’en être atteint, voulut avoir la force de le mépriser ; mais en se servant des mêmes armes, il s’exposa fort à être vaincu. Il affecta une si grande admiration pour son modèle et une attention si fervente à son travail, qu’il paraissait sourd et aveugle à tout le reste.

— Léonce, lui dit Sabina en se penchant sur son ouvrage, je suis sûre que vous nous faites un chef-d’œuvre, car jamais vous n’avez eu l’air si inspiré.

— Jamais je n’ai vu rien de plus charmant que cette dormeuse de quatorze ans, répondit-il ; le bel âge ! quel moelleux dans les mouvements ! quel sérénité dans l’immobilité des traits ! Admirez, vous autres qui êtes artistes aussi par le sentiment et l’intelligence, et convenez qu’aucune beauté de convention, aucune femme du monde ne pourrait se montrer aussi suave et aussi pure dans le sommeil.

— Je suis complètement de votre avis, répondit Sabina d’un ton de désintéressement admirable, et je gage que c’est aussi l’avis du marquis.

— Aucune ? À Dieu ne plaise que je m’associe à un pareil blasphème ! répondit Teverino. La beauté est ce qu’elle est, et quand on se perd dans les comparaisons, on fait de la critique, c’est-à-dire qu’on jette de la glace sur des impressions brûlantes. C’est la maladie des artistes de notre temps ; ils se vouent à certains types, et prétendent assigner à la beauté des limites forgées dans leur pauvre cervelle ; ils ne trouvent plus le beau par instinct, et rien ne se révèle à eux qu’à travers leur théorie arbitraire. Celui-ci veut la beauté puissante et fleurie à l’instar de Rubens ; cet autre la veut maigre et fluette comme les fantômes des ballades allemandes ; un troisième la voudra tortillée et masculine comme Albert Durer ; un quatrième raide et froide comme les maîtres primitifs. Et pourtant tous ces anciens maîtres, toutes ces nobles écoles ont suivi un instinct généreux ou naïf ; c’est pourquoi leurs œuvres sont originales et plaisent sans se ressembler. Le véritable artiste est celui qui a le sentiment de la vie, qui jouit de toutes choses, qui obéit à l’inspiration sans la raisonner, et qui aime tout ce qui est beau sans faire de catégories. Que lui importe le nom, la parure et les habitudes de la beauté qui le frappe ? Le sceau divin peut lui apparaître dans un cadre abject, et la fleur de l’innocence rustique résider quelquefois sur le front d’une reine de la terre. C’est à lui, créateur, de faire de celle qui le charme une bergère ou une impératrice, selon les dispositions de son âme et les besoins de son cœur. Vous êtes assez grand artiste, Léonce, pour faire de cette montagnarde blonde une Sainte Élisabeth de Hongrie, et moi (Ed io anche son pittore ! puisque je sens, puisque je pense, puisque j’aime), je puis voir la Béatrix du Dante sous la brune chevelure de milady.

— Il me semble, Léonce, dit Sabina flattée de ce dernier trait, que le marquis est tout à fait dans vos idées sur l’art, et que vous ne différez que par l’expression. Mais quel est donc ce joli dessin qui sort de votre album ? Permettez-moi de le regarder.

— Pardon, Madame, c’est une étude sur le nu, je vous en avertis. Cependant, si vous vous voulez le voir, mon Faune est assez vêtu de feuillage pour ne pas forcer M. le curé à vous l’ôter des mains, et il a dans son église des saints beaucoup moins austères.

— Cette ébauche est superbe ! dit Sabina, en regardant le croquis que Léonce avait fait au bord du lac, d’après Teverino. Voilà une charmante fantaisie, une noble attitude et un ravissant paysage !

— Moi, dit le curé, je trouve que cette figure-là ressemble comme deux gouttes d’eau à M. le marquis. Si on l’habillait comme le voilà, on croirait que vous avez voulu faire son portrait ; mais, après tout, l’habit ne fait pas le moine, et je vois bien que vous avez mis là sa tête avec ou sans intention.

— Sa belle figure est si bien gravée dans mon souvenir, dit Léonce en jetant un regard significatif à son marquis, que très-souvent elle vient naturellement se placer au bout de mon crayon quand je cherche la perfection.

— Et vous l’avez mis dans un paysage de notre canton, ajouta le curé. Voilà nos petits lacs et nos grandes montagnes, nos sapins et nos rochers ; c’est rendu au naturel. Voyez donc, monsieur le marquis !

— La pose est bonne, dit tranquillement Teverino, et la composition jolie, mais le dessin est faible : ce n’est pas ce que notre ami a fait de mieux.

— Moi, je trouve cela très-bien, dit Sabina, qui ne pouvait détacher ses yeux de cette figure.

— Eh bien, je vous en fais hommage, dit Léonce avec ironie ; si vous ne trouvez pas cet essai indigne de votre album, il vous rappellera du moins une heureuse journée et de vives émotions.

— J’aime mieux que vous me donniez le dessin que vous faites dans ce moment-ci, répondit lady G…, effrayée du ton de Léonce. Il me semble que vous y mettez plus d’impegno e d’amore.

— Non, non, ceci je ne le donne pas, reprit Léonce en serrant son croquis de Madeleine dans son album et en repoussant l’autre sur la table.

— Il fait un temps superbe, dit le marquis en s’approchant de la fenêtre d’un air dégagé. La lune éclaire comme l’aurore. Si nous allions voir la ville ? Demain tout sera moins beau et aura perdu son prestige.

— Allons, dit Sabina en se levant.

— Moi, je vous demanderai la permission d’aller voir mon lit, dit le curé ; je suis rompu de fatigue.

— Quoi ! pour avoir fait sept ou huit lieues dans une bonne voiture bien suspendue ? reprit Sabina.

— Non, mais pour avoir eu chaud, et puis faim, et puis froid, et puis faim encore, enfin pour n’avoir pas mangé à mes heures. D’ailleurs, il en est neuf, et je ne vois rien que de naturel dans mon envie de dormir ; pourvu que ma pauvre gouvernante ne passe pas la nuit à veiller pour m’attendre !

Felicissima notte, l’abbé, dit Teverino. Vous venez, Léonce ?

— Pas encore, répondit-il, je veux faire un autre croquis de cette dormeuse.

— Il faut que la dormeuse aille dormir ailleurs, dit le curé d’un ton sévère. Ne va-t-elle pas traîner toute la nuit comme un objet perdu sur ce canapé ? Allons, Sans-Souci, réveillez-vous ! Et il éventa de son grand chapeau la figure de Madeleine, qui fit le mouvement de chasser un oiseau importun, et se rendormit de plus belle.

— Laissez-la donc, curé, vous êtes impitoyable ! dit Léonce, en faisant mine de s’asseoir auprès de l’oiselière, sur le sofa.

— Cette fille, observa Sabina, ne peut pas rester ainsi endormie sous l’œil de tout le monde.

— Pardon, cher Léonce, s’écria Teverino en s’approchant ; mais il faut obéir aux intentions de milady et de M. l’abbé.

Et prenant la jeune fille dans ses bras, comme un petit enfant, il passa dans une pièce voisine, où il avait vu la négresse se retirer pour préparer son lit.

— Tenez, reine du Tartare, voici un objet qu’on vous