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TEVERINO.

était à la fois émerveillé et scandalisé de ce mélange de subtilité et d’ignorance, et le bohémien, plus habile en ceci que le Médecin malgré lui de Molière, vu qu’il avait affaire à plus forte partie, réussissait à l’éblouir en éludant les questions positives et en l’accablant de demandes pédantesquement oiseuses ; si bien que le bourru se demandait de bonne fois si c’était un rude hérétique armé de toutes pièces, ou un ignorant facétieux qui riait de lui dans sa barbe.

De temps en temps quelques phrases de leur dispute arrivaient aux oreilles de leurs compagnons. « Ceci est une hérésie, une hérésie condamnée ! s’écriait le curé, qui ne faisait plus attention aux cahots et aux difficultés de la route. — Je le sais, monsieur l’abbé, reprenait Teverino, et il s’agit de la réfuter. Comment vous y prendrez-vous ? Je gage que vous ne le savez pas ? — J’invoquerais la grâce, Monsieur, rien que la grâce ! — Ce ne serait que tourner la difficulté. Un savant théologien dédaigne les moyens échappatoires ! — Une échappatoire, Monsieur ! vous appelez cela une échappatoire ! — En ce cas-là, oui, monsieur l’abbé ; car vous avez pour vous le concile de Trente, et vous ne vous en doutez point ! — Le concile de Trente n’a rien interprété là-dessus, Monsieur ! Vous allez m’interpréter quelque décret tiré par les cheveux ; c’est votre habitude, je le vois bien ! »

— Notre bourru me paraît hors de lui, dit Sabina à Léonce ; votre ami est-il réellement savant ? Je regrette de ne pas les entendre d’un bout à l’autre.

— Le marquis sait un peu de tout, répondit Léonce.

— Seulement un peu ? Je le croirais, à son assurance. Beaucoup d’Italiens sont ainsi, c’est le caractère méridional.

— Ce caractère a ses charmes et ses travers ; les uns si puérils qu’on est forcé de s’en moquer, les autres si puissants qu’on est forcé de s’y soumettre.

— Mon cher Léonce, dit Sabina, qui comprit l’épigramme effacée sous l’intonation mélancolique de son ami, apercevoir, c’est tout au plus remarquer ; ce n’est, à coup sûr, pas se soumettre. Permettez-moi de vous parler de votre ami comme d’un étranger, et de vous dire que c’est la statue d’argile aux veines d’or.

— C’est possible, reprit-il ; mais l’or est chose si précieuse et si tentante qu’on le cherche parfois même dans la fange.

— Voilà un mot qui fait frémir.

— Prenez que j’ai dit argile, emblème de fragilité ; seulement n’en faites aucune application au caractère du marquis. Étudiez-le vous-même, Sabina ; c’est le plus remarquable sujet d’observations que je puisse vous offrir, et je ne l’ai pas fait sans dessein. Seulement, ne vous laissez pas éblouir si vous voulez voir clair. Je vous avoue que moi-même, ayant perdu de vue cet ami, depuis longtemps, et sachant combien sont mobiles ces puissantes organisations, je ne le connais pour ainsi dire plus. J’ai besoin de l’examiner de nouveau, et je ne puis vous répondre de lui que jusqu’à un certain point. Soyez avertie, et tenez-vous sur vos gardes.

— Que signifie cette dernière parole ? Me croyez-vous en danger d’enthousiasme ?

— Vous savez bien vous-même que vous venez de courir ce danger-là, jusqu’à vouloir traverser le torrent au péril de vos jours, pour lui prouver votre confiance et votre soumission.

— Ne vous servez pas de mots impropres et offensants. On dirait que vous en avez eu du dépit ?

— N’avez-vous point vu que c’était de la colère ?

— Vous parlez comme un jaloux, en vérité !

— L’amitié a ses jalousies comme l’amour. C’est vous qui l’avez dit ce matin.

— Eh bien, soit ; cela orne et anime l’amitié, dit Sabina avec un irrésistible mouvement de coquetterie.

Elle était effrayée d’avoir failli aimer Teverino, et elle s’efforçait de se créer un préservatif en stimulant l’affection problématique de Léonce. Elle n’y réussit que trop. Il prit sa main et l’échauffa dans les siennes, jusqu’à ce qu’elle la retirât brûlante. Madeleine paraissait assoupie ; pourtant elle s’éveilla à ce mouvement, et lady G… se sentit confuse du regard étonné de l’oiselière. Elle lui fit une caresse pour écarter toute hostilité de la pensée de cette enfant ; mais ce ne fut pas de bien bon cœur, et il lui sembla que Madeleine souriait avec plus de malice qu’on ne l’en eût crue capable.

— Têtebleu ! où sommes-nous ? s’écria tout d’un coup le curé en regardant autour de lui.

— Nous en sommes à saint Jérôme, répliqua Teverino.

— Il ne s’agit plus de saint Jérôme, Monsieur, mais du chemin que vous nous faites prendre ; quelle est cette vallée ? où va cette route ? où diable nous avez-vous conduits, enfin ?

On était parvenu au sommet d’une montée longue et pénible, et, en tournant le rocher, où depuis une heure on marchait encaissé, on voyait une vallée immense se déployer sous les pieds à une profondeur étourdissante. Du plateau où se trouvaient nos voyageurs, de gigantesques rochers couronnés de neige se dressaient encore vers le ciel ; la nature était aride, bizarre, effroyablement romantique ; mais devant eux, la route, redevenue une rampe rapide, s’enfonçait en mille détours pittoresques vers les plans abaissés d’une contrée fertile, riante et richement colorée. Quoi de plus beau qu’un pareil spectacle au coucher du soleil, lorsqu’à travers le cadre anguleux de la nature alpestre, on découvre la splendeur des terres fécondes, les flancs verdoyants des collines intermédiaires, que les feux de l’occident font resplendir, ces abîmes de verdure déroulés dans l’espace, les fleuves et les lacs embrasés, semés dans ce vaste tableau comme des miroirs ardents, et, au delà encore, les zones bleuâtres qui se mêlent sans se confondre, les horizons violets et le ciel sublime de lumière et de transparence ! Sabina fit un cri d’admiration : — Ah ! Léonce ! dit-elle en lui reprenant la main, que je vous remercie de m’avoir conduite ici ! que Dieu soit loué de cette journée !

— Et moi aussi, je vous remercie bien, dit le curé avec désespoir ; nous ne risquons rien de nous recommander à Dieu, car de souper et de gîte il n’en faut plus parler. Nous voici à plus de dix lieues de chez nous, et nous marchons vers Venise ou vers Milan en droite ligne, au lieu de chercher notre étoile polaire et le coq de notre clocher.

— Au lieu de blasphémer ainsi, dit Teverino, vous devriez être à genoux, curé, et bénir l’Éternel, créateur et conservateur de si grandes choses ! Me voilà tout à fait mécontent de votre foi, et si je ne vous aimais, je vous dénoncerais de suite à mon oncle le saint-père. Est-ce ainsi, abbé sans cervelle et sans principes, que vous devriez saluer la terre d’Italie et le chemin qui conduit à la ville éternelle !

— C’est donc l’Italie ? s’écria Sabina en s’élançant sur le chemin ; ma chère Italie, que je rêve depuis mon enfance, et que mon traître de mari me permettait à peine de voir en peinture ! Eh quoi ! marquis, vous nous avez fait entrer en Italie !

O cara patria ! chanta Teverino, et, entonnant de sa belle voix le noble récitatif de Tancredi : « Terra degli avi miei, ti bacio ! »

— Fermez vos oreilles, dit Léonce : voici une nouvelle séduction contre laquelle je ne vous avais pas prévenue. Le marquis chante comme Orphée.

— Ah ! c’est la voix de l’Italie ! Peu m’importe de quelle bouche elle s’exhale ! Il me semble que c’est la terre et le ciel qui chantent ce cantique d’amour et le font pénétrer dans mon cœur. L’Italie ! ô mon Dieu ! je pourrai donc dire que j’ai au moins salué les horizons de l’Italie ! C’est à votre ingénieux vouloir, c’est à l’audace de notre guide que je dois cette jouissance suprême. Laissez-moi vous bénir tous les deux.

En parlant ainsi, Sabina leur tendit la main à l’un et à l’autre, et se mit à courir, entraînée par eux vers une cabane de planches grossières, au seuil de laquelle se dessinait un douanier, vieux soldat farouche, en habit d’un vert sombre comme le feuillage des sapins, et en moustaches blanches comme la neige des cimes.

— Gardien de l’Italie, lui dit le marquis en riant, Cerbère attaché au seuil du Tartare, ouvre-nous la porte de