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JEANNE.

conduite qu’elle devait tenir dans des circonstances si cruelles et si étranges à ses yeux.

Claudie la surprit dans cette méditation. — À quoi penses-tu, dit-elle ; tes vaches n’ont pas encore mangé, et tu restes là à faire ta prière comme si tu étais dans l’église un beau dimanche.

— Tu as raison, ma Claudie, répondit Jeanne, je dirai aussi bien mes prières en faisant mon ouvrage. Et la beauté pour laquelle soupiraient un homme de mérite, un intéressant jeune homme et un brillant avocat, alla pourvoir au déjeuner de la Biche, de la Vermeille et de la Reine, les trois belles vaches confiées à ses soins.

Jeanne était au pré depuis environ deux heures, lorsqu’elle vit venir à elle sir Arthur Harley, le long des rochers qui surplombent la rivière. Elle eut envie de l’éviter. Les messieurs commençaient à lui inspirer la méfiance et la crainte ; mais l’Anglais avait, en ce moment surtout, une physionomie si bienveillante et si loyale, qu’elle se rassura un peu, et continua à tricoter, tandis qu’il s’asseyait à quelque distance d’elle sur le rocher.

— Ma chère mademoiselle Jeanne, lui dit-il, je viens vous parler d’une chose extrêmement délicate, et si je ne m’exprime pas bien en français, vous m’excuserez en faveur de mes bonnes intentions. M. Harley, qui s’exprimait fort bien en français, sauf quelques erreurs de genre et de temps, inutiles à indiquer, mettait une certaine coquetterie auprès de Jeanne à se dire ignorant, espérant par là lui faire oublier un peu la différence de leurs conditions. Mais Jeanne était moins que jamais d’humeur à oublier qu’elle devait montrer beaucoup de respect afin d’en inspirer beaucoup. Elle comprenait bien que c’était la seule égalité à laquelle elle put prétendre sans danger ; et cependant sir Arthur méritait mieux d’elle, et elle le sentait instinctivement sans oser s’y fier.

Alors sir Arthur, avec un accent paternel, et une voix émue qui portait l’attendrissement et l’estime dans le cœur de Jeanne, essaya de la confesser. Il lui fit clairement entendre qu’il venait de deviner, d’arracher peut-être le secret de Guillaume, et qu’il désirait savoir si elle répondait à l’amour de son jeune parrain, afin de lui donner aide, conseil et protection dans cette circonstance, quels que fussent ses sentiments. Jeanne se défendit longtemps d’avouer le secret de son parrain, et quand elle vit que sa réserve était inutile : — Eh bien ! Monsieur, dit-elle, puisque vous me parlez de ces choses-là comme ferait M. le curé Alain, je vous répondrai comme à un brave homme que vous me paraissez. C’est vrai que mon parrain se rend malheureux pour moi ; mais je ne le sais que d’aujourd’hui. J’en ai tant de chagrin, que je suis capable de m’en aller du château si vous pensez que ça le soulage. Tant qu’à ce qui est de moi, je l’aime beaucoup, Dieu le sait ! mais je ne l’aime pas autrement que je ne dois, et je pourrais jurer à vous et à ma marraine que, pour être amoureuse de lui, oh ! ça n’est pas, et ça ne sera jamais. Vrai d’honneur, que je n’y ai jamais pensé une minute !

— Vous n’y avez pas pensé, Jeanne, vous ne regardiez pas comme possible que votre parrain fût amoureux de vous ; mais à présent que vous le savez, n’y penserez-vous pas un peu malgré vous ?

— Non, Monsieur.

— Parce que vous êtes fière et sage, et que vous craindriez de tomber dans le mépris des autres et de vous-même. Mais si votre parrain pouvait et voulait vous épouser, n’y consentiriez-vous pas ?

— Non. Monsieur, jamais.

— Parce que vous supposez que sa famille s’y opposerait et que vous ne voudriez pas causer du chagrin à votre marraine. Mais si votre marraine elle-même y consentait ?

— Ça serait la même chose, Monsieur.

— Vous me dites la vérité, Jeanne ? la vérité comme à un ami, comme à un frère, comme à un confesseur ?

— Oui, Monsieur.

— Cependant, ce dont je vous parle n’est peut-être pas impossible. J’ai de l’influence sur madame de Boussac ; je puis réparer l’injustice de la fortune à votre égard. Je vous l’ai dit une fois, et plus que jamais je suis votre serviteur et votre ami.

— Oh ! pour vous, Monsieur, vous êtes si bon pour moi et si honnête, que je n’y comprends rien, et que je ne sais pas vous remercier. Mais tout ça est inutile. Je n’épouserai jamais mon parrain, quand même sa mère me le commanderait.

— Oh ! Jeanne, pensez-y ! M. Guillaume est un bien beau jeune homme ; il est aimable et bon. Il a de l’esprit il vous a rendu de grands services, et il vous aime à en mourir.

— Que je meure donc à sa place ! dit Jeanne, mais qu’on ne me parle pas de l’épouser.

Et elle se prit à pleurer.

— Jeanne, s’écria Arthur, vous êtes mariée ?…

— Moi, Monsieur ? dit Jeanne étonnée en relevant la tête : quelle idée vous avez là ! Si j’étais mariée, est-ce qu’on ne le saurait pas ?

— Mais vous êtes engagée avec quelqu’un ?

— Avec quelqu’un ? Non, Monsieur, vous vous trompez.

— Mais vous aimez quelqu’un ?

— Non, Monsieur, répondit Jeanne en abaissant ses longs cils sur ses joues, comme si ce soupçon l’eût offensée.

— Est-il possible, reprit l’Anglais, que vous soyez arrivée jusqu’à vingt-deux ans, belle, et aimée comme vous l’êtes, sans que jamais aucun homme ait été assez heureux pour vous inspirer la moindre préférence ?

Jeanne garda le silence un instant. Elle paraissait humiliée, et Arthur crut voir s’élever sur ses joues pâlies par la fatigue et par les larmes une faible et fugitive rougeur.

— Non, Monsieur, répondit-elle enfin ; vous me faites de la peine en me questionnant comme ça. Je n’ai jamais fâché ma conscience, et je n’ai jamais été amoureuse de ma vie. Je vois bien que vous voulez savoir si je peux consoler mon parrain de sa peine ; mais ça n’est pas possible. S’il veut me garder dans son idée, il faut que je m’en aille.

— Jeanne, s’écria sir Arthur profondément ému et troublé, je ne puis, je ne dois rien vous conseiller dans ce moment-ci. Je suis l’ami de Guillaume, je l’aime presque plus que moi-même ; sa souffrance retombe sur mon cœur, et je ne sais comment la guérir. Je ne vous demande qu’une chose, c’est de ne pas oublier que je suis votre ami le plus dévoué et le plus sûr. Si vous quittez cette maison, et que je n’y sois plus moi-même, promettez-moi que je saurai où vous êtes, et que vous me permettrez de vous aller voir. J’ai, moi aussi, un secret à vous confier ; mais un secret qui ne vous fera pas rougir, je vous le jure sur mon honneur.

— Où voulez-vous que j’aille, sinon dans mon pays de Toull-Sainte-Croix ? répondit Jeanne. J’irai là me louer dans quelque métairie du côté de la Combraille, parce que les herbes y sont bonnes et que j’aime à voir les bêtes que je soigne bien nourries. Quant à vous dire de venir me voir, ça ne se peut pas, Monsieur ; ça ferait mal parler de moi et de vous aussi ; mais si vous avez quelque chose à me commander, vous pourrez l’écrire à M. le curé de Toull. Il sait très-bien lire l’écriture, et il me dira ce que vous voudrez me faire assavoir.

— À la bonne heure, Jeanne, répondit M. Harley, de plus en plus ému ; et il fit un mouvement pour lui prendre la main en signe d’adieu Mais il craignit, dans les circonstances où se trouvait la pudique Jeanne, de lui ôter la confiance qu’elle avait en lui, et l’ayant saluée avec autant de respect que si elle eût été une grande dame, il s’éloigna précipitamment, résolu à quitter Boussac le jour même pour soulager au moins son jeune ami du tourment de la jalousie.

Jeanne, restée seule, rêvait à ce qui venait de troubler mortellement la sérénité de sa vie et à la douce commisération de l’Anglais pour sa peine, lorsqu’elle aperçut au bas des rochers un homme mal vêtu, qui rampait et grimpait comme un renard. Il avait une ligne à la main et un panier qu’il posait près de lui de temps en temps, lorsqu’il avait réussi à atteindre une roche faisant marge