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JEANNE.

bourg ; Neuvy, son église byzantine qu’on a trop badigeonnée, et son vieux pont qu’on va détruire sans respect pour une relique du temps passé. Boussac a le bon goût de se lier si bien au sol, qu’on y peut faire une belle étude de paysage à chaque pas en pleine rue. Mais il se passera bien du temps avant que les citadins de nos provinces comprennent que la végétation, la perspective, le mouvement du terrain, le bruit du torrent et les masses granitiques font partie essentielle de la beauté des villes qui ne peuvent prétendre à briller par leurs monuments.

Il y a cependant un monument à Boussac, c’est le château d’origine romaine que Jean de Brosse, le fameux maréchal de Boussac, fit reconstruire en 1400 à la mode de son temps. Il est irrégulier, gracieux et coquet dans sa simplicité. Cependant les murs ont dix pieds d’épaisseur, et dès qu’on franchit le seuil, on trouve que l’intérieur a la mauvaise mine de tous ces grands brigands du moyen âge que nous voyons dans nos provinces dresser encore fièrement la tête sur toutes les hauteurs.

Ce château est moitié à la ville et moitié à la campagne. La cour et la façade armoriée regardent la ville ; mais l’autre face plonge avec le roc perpendiculaire qui la porte jusqu’au lit de la Petite-Creuse, et domine un site admirable, le cours sinueux du torrent encaissé dans les rochers, d’immenses prairies semées de châtaigniers, un vaste horizon, une profondeur à donner des vertiges. Le château, avec ses fortifications, ferme la ville de ce côté-là. Les fortifications subsistent encore, la ville ne les a pas franchies, et la dernière dame de Boussac, mère de notre héros, le jeune baron Guillaume de Boussac, passait de son jardin dans la campagne, ou de sa cour dans la ville, à volonté.

Environ dix-huit mois après les événements qui remplissent la première partie de ce récit, madame de Boussac et son amie, madame de Charmois, assises dans la profonde embrasure d’une fenêtre, admiraient d’un air plus ennuyé que ravi le site admirable déployé sous leurs yeux. On était aux premiers jours du printemps. La végétation naissante répandait sur les arbres une légère teinte verte mêlée de brun ; les amandiers et les abricotiers du jardin, ainsi que les prunelliers des buissons étaient en fleurs ; une magnifique journée s’éteignait dans un couchant couleur de rose. Cependant, un bon feu brûlait dans la vaste cheminée du grand salon, et la fraîcheur du soir était assez vive derrière les murailles épaisses du vieux manoir.

La plus belle décoration de ce salon était sans contredit ces curieuses tapisseries énigmatiques que l’on voit encore aujourd’hui dans le château de Boussac, et que l’on suppose avoir été apportées d’Orient par Zizime et avoir décoré la tour de Bourganeuf durant sa longue captivité. Je les crois d’Aubusson, et j’ai toute une histoire là-dessus qui trouvera sa place ailleurs. Il est à peu près certain qu’elles ont charmé les ennuis de l’illustre infidèle dans sa prison, et qu’elles sont revenues à celui qui les avait fait faire ad hoc, Pierre d’Aubusson, seigneur de Boussac, grand-maître de Rhodes. Les costumes sont de la fin du xve siècle. Ces tableaux ouvragés sont des chefs d’œuvre, et, si je ne me trompe, une page historique fort curieuse.

Le reste de l’ameublement du grand salon de Boussac était, dès l’époque de notre récit, loin de répondre, par sa magnificence, à ces vestiges d’ancienne splendeur. Au bas de ces vastes lambris rampaient, pour ainsi dire, de méchants petits fauteuils à la mode de l’empire, parodie mesquine des chaises curules de l’ancienne Rome. Quelques miroirs encadrés dans le style Louis xv remplissaient mal les grands trumeaux des cheminées. Il y avait entre ce mobilier et le formidable manoir où il flottait inaperçu, le contraste inévitable qui rend la noblesse de nos jours si faible et si pauvre auprès de la condition de ses aïeux.

Il semblait que ce sentiment pénible remplît involontairement l’esprit des deux dames qui s’entretenaient dans l’embrasure de la fenêtre ; car elles étaient assez mélancoliques en devisant à voix basse entre chien et loup.

L’âge de ces nobles personnes pouvait composer un siècle assez également partagé entre elles deux. Elles avaient été belles ; du moins la physionomie et la tournure de madame de Boussac le témoignaient encore ; mais l’embonpoint avait envahi les appas de madame de Charmois, ce qui ne l’empêchait pas d’être active, remuante et décidée.

Arrivée de la veille à Boussac avec son mari, récemment promu à la dignité de sous-préfet de l’arrondissement, madame de Charmois renouvelait connaissance avec une ancienne amie qu’elle n’avait pas vue depuis deux ou trois ans, et qui, malgré la différence notable de leurs caractères respectifs, se faisait une grande joie de posséder enfin un voisinage et une société de son rang.

— Ma toute belle, disait la nouvelle sous-préfette, je vous admire, en vérité, d’avoir pu passer deux hivers de suite dans votre château.

— Il est un peu triste, en eflet, ma chère, répondit madame de Boussac ; cependant il est mieux bâti, plus spacieux, et moins dispendieux à chauffer que ne l’était mon joli appartement de Paris.

— Je suis loin de m’en plaindre, surtout quand vous m’y donnez si gracieusement l’hospitalité en attendant que j’aie trouvé à m’installer dans votre étrange ville. Je vais la trouver délicieuse en y vivant près de vous ; mais avouez que, sans cela, chère amie, il y aurait du mérite à venir s’y enterrer.

— Vous la connaissiez pourtant bien, notre ville, quand vous avez accepté cette résidence.

— Depuis une quinzaine d’années que je suis venue vous y voir… deux fois, trois fois !

— Deux fois ! Moi, je n’ai rien oublié.

— Je n’ai rien oublié de vous non plus. Mais à force d’être occupée de vous, j’avais oublié de regarder la ville, et je me la figurais moins pauvre et moins laide dans mes souvenirs.

— Mais, malheureusement pour nous, vous n’y resterez pas longtemps. Ceci est un acheminement à une sous-préfecture de première classe.

— Si je ne pensais que nous serons préfet dans dix-huit mois, je vous confesse que je n’aurais jamais permis à M. de Charmois d’entrer dans la carrière administrative. Mais vous, ma chère belle, qui n’avez point d’ambition, même pour votre fils, à ce qu’il paraît, comment avez-vous pris ce grand parti de renoncer aux hivers de Paris ?

— Ne faut-il pas que je songe à l’établissement de ma fille ? J’ai deux enfants, et vous n’en avez qu’un. Donc je suis la plus gênée de nous deux. Sans prétendre à relever ma fortune, puisque Guillaume a de la répugnance pour une carrière quelconque qui enchaînerait son indépendance, je dois achever de libérer quelques terres de certaines hypothèques que mon mari a été forcé de laisser prendre. Voilà ma fille sortie tout à fait du couvent, en âge d’être mariée…

— Mais il vous reste bien encore trois cent mille francs au soleil à partager entre eux deux ?

— À peu près.

— Ce n’est pas mal, cela ! Si nous en avions autant, nous ne serions pas sous-préfet à Boussac. Mais une fois arrivés à une bonne préfecture, nous marierons avantageusement notre fille. Quand attendez-vous décidément Guillaume ?

— Dans huit jours, et je ne vis pas jusque-là. Après plus d’un an d’absence, jugez de ma soif de le revoir !

— Oh ! il me tarde aussi de l’embrasser, ce cher enfant ! Je voudrais bien savoir s’il reconnaîtra Elvire ? Elle est tellement grandie ! La trouvez-vous belle, ma fille ?

— Elle est assurément fort bien, charmante !

— Elle ne ressemble pas du tout à son père, n’est-ce pas ? Malheureusement elle est infiniment moins belle que la vôtre et moins bien élevée, je parie.

— Marie est passable, voilà tout. Mais c’est une excellente personne.

— Un peu romanesque, n’est-ce pas, comme son frère ?

— Oh ! beaucoup moins romanesque, Dieu merci. Tenez ! les entendez-vous rire, ici au-dessous, dans leur