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JEANNE.

une justice du bon Dieu, disaient-ils, que le feu du ciel soit tombé sur le fait d’une pareille femme. Tant que sa sœur a vécu là dedans, la punition a été retardée. Mais voyez comme ça s’est passé ! La Tula meurt, la Jeanne est sortie, et tout d’un coup la maison brûle : on a sauvé les bêtes de Jeanne, et d’ailleurs elle a retrouvé les gens du château (la famille de Boussac), pour lui réparer tout son dommage. Bah ! je parie bien qu’ils lui feront rebâtir une meilleure maison que celle-là là. Et comme ça, la vieille sorcière ira chercher son pain (mendier), et le bon Dieu sera revengé, et le monde de la paroisse sera soulagé d’un grand ennemi.

Jeanne, entendant de loin les cris de sa tante, pria Cadet de garder le corps de sa mère, et alla s’efforcer de la consoler. Il n’y a pas si grand mal, allez, ma tante, lui dit-elle, mon parrain veut me faire du bien, et je vous revaudrai tout ce que vous perdez.

— Tais-toi, cache-toi, imbécile ! s’écria la mégère exaspérée. Personne ne te fera jamais de bien, à toi ; tu aurais bien déjà pu amener du bonheur dans la maison de ta mère, et tu ne l’as pas fait. Non, non ! je te connais, va ! Ton parrain ne te récompensera pas mieux qu’un autre, parce que tu ne le contenteras pas mieux que les autres. Tu es une fille sans cœur et sans souci !

— Je vous dis, ma tante, répondit Jeanne, qui ne comprenait pas les infâmes insinuations de sa tante, que mon parrain m’en a déjà fait du bien ! Ah ! mon Dieu, si j’avais là ce qu’il ma donné à Toull, je vous reconsolerais tout de suite !… Et Jeanne se mit à chercher dans ses poches l’argent que Guillaume lui avait donné, et auquel, depuis ce moment, elle n’avait guère songé.

— Il t’a donné quelque chose ? s’écria la tante ; qu’est-ce qu’il t’a donné ? où l’as-tu mis ? tu l’as perdu ! tu l’as jeté dans le trou-aux-fades !…

— Tenez, tenez, ma tante, dit Jeanne en retrouvant l’argent qu’elle avait mis dans du papier et lié avec son chapelet, prenez ça, prenez ça bien vite, ça vous récompensera un peu de votre perte ; et, voyant que sa tante se calmait un peu, elle retourna auprès de sa mère.

— Faut que la Jeanne soit rudement sotte ! dirent les assistants, de donner comme ça ce qu’elle a à une femme qui lui a fait tomber le feu du ciel sur sa maison. Fié pour moi, je ne lui aurais pas seulement laissé les habits qu’elle a sur le corps, car m’est avis qu’elle les a volés.

— Et pourquoi donc, celle qui sait tant de secrets, n’a-t-elle pas arrêté le feu ?

— La Gothe ? Est-ce que ça peut faire le bien, des femmes de cet ordre-là ? ça n’est savant que pour le mal.

— Tout de même, la Jeanne ne l’a pas arrêté non plus.

— Elle n’a pas voulu, vous avez bien vu qu’elle n’a pas voulu ! elle savait que c’était la justice de Dieu ; elle a emporté le calabre de sa mère : c’est ce qu’elle voulait ; ce qu’elle a voulu, elle l’a fait, quoi ! vous l’avez bien vu. »

Quand la maison ne fut plus qu’un monceau de décombres fumants, il était près de minuit. On avait passé une heure à faire la chaîne et à éteindre la flamme, lorsqu’il n’y avait plus rien à sauver. Le travail de la chaîne avait été pour les jeunes filles et les enfants, qui ne connaissaient pas ce moyen de secours, un amusement tout nouveau, et on entendait des facéties et des rires terminer ce drame, commencé par des cris et des hurlements. Enfin les travaux, qui se reprennent à la pointe du jour et qui ne permettent pas de longues veillées, revinrent à l’esprit de tous, et on se sépara. La Grand’Gothe, pensant, d’après la générosité de Jeanne, qu’elle hériterait des bestiaux, les rassembla précipitamment et disparut sans que personne put dire par quel chemin. Il n’y avait pas un coin de la maison incendiée où l’on pût mettre à couvert le corps de la morte. D’ailleurs, Jeanne s’obstinait à le laisser sur la pierre druidique, où elle assurait qu’il était bien, et elle ne voulut pas s’en éloigner, quelques instances qu’on lui fit, pour se donner du repos. Le curé Guillaume, Marsillat, Cadet, ne pouvant vaincre sa détermination, résolurent donc de veiller auprès d’elle, et de ne la quitter que lorsqu’elle serait disposée à songer à sa propre existence et à recevoir leur aide et leurs conseils.

Le temps était devenu calme et serein ; la lune brillait dans le ciel, et son reflet bleu, éclairant les pans de murailles ruinées de la chaumière, contrastait avec les lueurs rouges qui s’échappaient encore du foyer mal éteint. La nuit était fraîche. Marsillat, qui avait été baigné de sueur par son travail de pompier, grelottait au milieu des monceaux de chaume mouillés, et les écartait avec sa hache pour y retrouver un peu de ce feu, dont il avait eu trop, disait-il, et dont il n’avait plus assez. Cadet, fatigué, et soumis impérieusement à la légitime habitude du sommeil, s’adossa philosophiquement contre un reste de mur encore chaud, et s’y endormit profondément. Le curé se mit en prières à côté de Jeanne, séparé d’elle seulement par la pierre qui supportait la morte. La bergère d’Ep-Nell retomba dans l’immobilité contemplative où Guillaume l’avait trouvée en la voyant le matin pour la première fois. Quand une heure du matin fit pencher l’étoile du Bouvier sur le clocher de Toull, le curé s’assoupit dans la prière, et Marsillat s’endormit presque aussi bien que Cadet. Guillaume, dont l’imagination plus jeune avait été plus frappée que toutes les autres par les agitations imprévues de la journée, resta seul complètement éveillé, et marcha à pas lents comme une sentinelle vigilante à quelque dislance de la vierge d’Ep-Nell. De temps en temps il s’arrêtait et la regardait avec émotion, peut-être s’était-elle endormie aussi dans l’attitude de la prière. Sa mante grise, dont le capuchon était rabattu sur son visage en signe de deuil, lui donnait, au clair de la lune, l’aspect d’une ombre. Le curé, tout vêtu de noir, et la morte roulée dans son linceul blanc formaient avec elle un tableau lugubre. De temps en temps, le feu, contenu sous les amas de débris, faisait, en petit, l’effet d’une éruption volcanique. Il s’échappait avec une légère détonation, lançait au loin la paille noircie qui l’avait couvé, et montait en jets de flamme pour s’éteindre au bout de peu d’instants. Ces lueurs fugitives faisaient alors vaciller tous les objets. La morte semblait s’agiter sur sa pierre, et Jeanne avait l’air de suivre ses mouvements, comme pour la bercer dans son dernier sommeil. On entendait au loin le hennissement de quelques cavales au pâturage et les aboiements des chiens dans les métairies. La reine verte des marécages coassait d’une façon monotone, et ce qu’il y avait de plus étrange dans ces voix, insouciantes des douleurs et des agitations humaines, c’était le chant des grillons de cheminée, ces hôtes incombustibles du foyer domestique, qui, réjouis par la chaleur des pierres, couraient sur les ruines de leur asile en s’appelant et en se répondant avec force dans la nuit silencieuse et sonore.

Tout à coup Jeanne se leva doucement et vint à la rencontre de Guillaume, qui se rapprochait d’elle : « Mon parrain, lui dit-elle, il faut envoyer coucher M. le curé. Je suis sûre qu’il a froid, et qu’il sent l’humidité, malgré que je lui aye dit déjà plus d’une fois de rentrer chez lui. S’il attrapait du mal, ça serait trop malheureux pour ses paroissiens. C’est un trop brave homme. Et vous aussi, mon parrain, vous tomberez malade de tout ça. Faut vous en aller, monsieur le curé.

— Jeanne, dit Guillaume, tu veux donc rester sous la garde de M. Marsillat ?

— Il est donc là, M. Marsillat ? Je n’en savais rien, mon parrain.

— Et à présent que tu le sais, désires-tu que je m’en aille ?

— Faut l’emmener aussi, mon parrain. Pourvu que Cadet reste avec moi pour virer les mauvaises bêtes autour de ce pauvre corps, c’est tout ce qu’il me faut.

— Mais ton ami Cadet dort comme dans son lit, ma bonne Jeanne ; on l’entend ronfler d’ici.

— Je le réveillerais bien si c’était de besoin, mon parrain.

— Tu veux donc que je m’en aille ?

— Oh non ! mon parrain. Je voudrais que vous alliez dormir et vous mettre à l’abri.

— Et si je préfère rester, Jeanne ? si je me trouve mieux