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JEANNE.

— Et vous écoutez les mauvais propos ? un bijou, un modèle de curé comme vous ! vous me scandalisez ! vous me blâmez d’être humain et charitable ? c’est affreux de votre part, l’abbé !

— Voilà comme il répond toujours ! dit le curé, qui, au fond, doué d’une extrême bienveillance, et n’étant pas fâché de voir souvent un homme instruit pour lui faire part de ses inductions scientifiques, aimait Léon Marsillat sans l’estimer beaucoup. On veut le gronder, et c’est lui qui vous fait un sermon.

— Est-ce que ce n’est pas notre métier à tous deux de prêcher ! Un curé, à sa chaire, un avocat, à son banc, c’est tout un.

— Non pas, non pas ! dit le curé, cela fait deux.

— À la bonne heure ! deux bavards, deux ergoteurs. Ah ! mon petit curé, que votre joli vin gratte agréablement le gosier ! il me semble que j’avale une brosse ; d’où tirez-vous ce nectar des dieux ?

— De Saint-Marcel. Voulez-vous de l’Argenton ?

— Vous me direz encore que cela fait deux, n’est-ce pas ? mais je ne me plains pas de ce clairet, il est charmant. Eh bien ! Guillaume, qu’avez-vous donc ? vous ne me tenez pas compagnie ? Et vous, curé ? allons, aidez-moi, ou je retourne mon verre… j’ai pourtant une belle découverte à vous confier.

— Une découverte archéologique ?

— Non, géologique ! savez-vous ce que Claudie m’a conté en chemin ? Vous allez voir que cela sert à quelque chose de mener les filles en croupe : on se forme l’esprit et le cœur. Si vous vouliez m’en croire, vous ne monteriez jamais la Grise sans avoir quelque petite brune en guise de porte-manteau, pour vous dire des légendes.

— Toujours vos mauvaises plaisanteries ?

— Aimez-vous mieux les blondes ? prenez des blondes. Le curé se troubla encore ; mais Guillaume, qui était tourné vers la cheminée, ne s’en aperçut pas, et Marsillat ne parut pas s’en apercevoir.

— Eh bien ! voyons donc votre histoire, reprit le curé pour se donner quelque contenance ; quelque sornette !

— Écoutez ! vous savez bien la roche de Baume sur laquelle on voit l’empreinte d’un pied humain ?

— C’est le pied de Saint-Martial qui est venu en personne détruire le culte des idoles et prêcher le christianisme à Toull-Sainte-Croix, l’an de notre Seigneur…

— Il s’agit bien de Saint-Martial et de notre Seigneur ! Faites semblant d’y croire. Je vous dis, moi, que c’est la Grand’Fade, la reine des fées, qui, mécontente des honneurs rendus à votre saint, a frappé du pied avec colère et a tari la source d’eau chaude qui coulait ici, pour l’envoyer jaillir à Évaux.

— Eh bien ! je sais ce conte-là ; est-ce toute votre découverte ?

— Oh, curé sans profondeur !… Et vous ne concluez pas ?

— Je conclus que Claudie répète les fadaises de sa grand’mère.

— Eh bien ! moi, je conclus que si votre système est vrai, si la tradition orale est l’histoire omise dans les livres et conservée dans les symboles du peuple, il y avait à Bord-Saint-Georges et à Toull des sources d’eau chaude.

— Et que seraient-elles devenues ?

— Belle demande ! curé, vous baissez, en vérité ! Dans la destruction de votre cité gauloise, catastrophe violente et soudaine, les bains d’eau chaude, établis certainement du temps de la domination romaine, au versant de la montagne, ont été écrasés, comblés, et la source a disparu sous des amas de décombres et de terres refoulées.

— Pourquoi dites-vous au versant de la montagne ? dit le curé, qui commençait à écouter avec attention.

— Et que faites-vous donc des viviers ? Qu’est-ce que les viviers ? Vous n’avez jamais songé à cela ! Ces viviers, qui fument comme des bouilloires en plein hiver ? Ces viviers dont on ne trouve pas le fond ? Ces viviers qui ne sont pas des marécages conservateurs de l’eau pluviale, puisqu’ils sont situés sur une pente aride et toute disposée pour l’écoulement ? Ces viviers enfin, qui renferment peut-être des sources minérales plus chaudes, plus efficaces, plus abondantes que celles d’Évaux, à trois lieues d’ici ? Et vous cherchez le trésor sous les pierres ? c’est dans l’eau qu’il faut le chercher. Là serait le véritable trésor, la subite richesse du pays. Je parie que vous n’avez jamais songé à faire donner trois coups de pioche dans ces viviers !

— Jamais, et pourtant les paysans ne cessent de répéter qu’il y a quelque chose là-dessous !

— Et jamais vous n’avez songé à y enfoncer un thermomètre pour savoir si cette vase, tiède à la surface, n’est pas brûlante à six pieds sous terre ?

— Oh ! je voudrais bien avoir un thermomètre, s’écria le curé en se levant : il faut que je m’en donne un ! Cela coûte-t-il bien cher, monsieur Léon ?

— J’en ai un superbe à la maison. Je vous l’apporterai demain.

— Demain, vrai ?

— Et nous en ferons l’expérience ensemble.

— Demain ! demain ! ce n’est pas pour rire ?

— Topez là ! s’écria Léon en tendant sa main au curé. Le curé lui donna un grand coup dans la main avec la joie et la confiance d’un enfant.

— Ô, ma pauvre Jeanne ! pensait Guillaume en écoutant ce dialogue, tu es une fille bien mal gardée, et l’ennemi de ta vertu saura facilement endormir la prudence de tes défenseurs naturels. Ce bon curé a une monomanie dont Marsillat saura tirer parti à peu de frais. Il ne te reste donc que moi, pauvre orpheline ! Eh bien ! je ne t’abandonnerai pas, et s’il est trop tard, du moins je préviendrai les funestes suites de ta faute.

— Tiens ! c’est cette pauvre Jeanne, dit Marsillat en regardant du coin de l’œil le desservant, qui changeait encore une fois de visage, en s’apercevant du piège où il était tombé.

Guillaume tressaillit sur sa chaise, et se tourna brusquement pour voir la physionomie de Jeanne rencontrant celle de Marsillat ; mais grâce à l’effronterie de l’un, et à l’innocence de l’autre, ces deux physionomies n’eurent ensemble aucune espèce d’intelligence.

— Bonsoir, monsieur le curé, dit Jeanne. Bonsoir, monsieur Léon. Je cherche mon parrain. Ah ! bonsoir, mon parrain. Tenez, mon parrain, il me reste tout ça d’argent, que je vous rapporte. En vous remerciant, mon parrain.

— Je t’ai dit que je ne le reprendrais pas, ma bonne Jeanne.

— Qu’est-ce qu’il faudra donc en faire, mon parrain ? Je n’ai pas besoin de tant d’argent. Il y a là au moins… quarante francs !

— Vous achèterez vos vêtements de deuil, dit le curé d’une voix singulièrement douce et paternelle, et vous garderez le reste pour vos besoins ou pour ceux de vos parents, de vos amis.

De même que Guillaume avait interrogé attentivement les figures de Marsillat et de Jeanne, Marsillat examinait en cet instant Jeanne et le curé. L’émotion involontaire et secrète du vertueux prêtre était bien visible pour lui. Mais le calme angélique de la paisible Jeanne ne se démentait point, et pour Marsillat, qui s’y connaissait mieux que Guillaume, le cœur de la bergère d’Ep-Nell était libre de tout amour comme de toute méfiance.

— À présent, je vais vous dire bonsoir, mon parrain, au plaisir de vous revoir, dit Jeanne ; et, jetant ses bras au cou de Guillaume, avec un abandon et une familiarité toute rustique, elle l’embrassa sur les deux joues, sans se départir un instant de sa tranquille et grave innocence.

Ce chaste embrassement qui laissa les traces des larmes de Jeanne sur les joues de Guillaume, n’étonna point Marsillat et ne scandalisa pas le curé. Ils connaissaient les manières et les usages du pays. Mais ce serait s’avancer beaucoup que d’affirmer que le curé vit ce baiser sans souffrir ; on n’embrasse jamais les curés. Quant à Léon, il le vit en frémissant de dépit : on n’embrasse que son parrain.