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JEANNE.

Il était près de quatre heures, et Guillaume, exténué de lassitude et de besoin, trouva que jamais hospitalité n’avait été plus opportune que celle dont il se voyait l’objet. Presque sourd, malgré sa politesse habituelle, aux empressements du curé, ce ne fut qu’après avoir dévoré, avec un appétit de vingt ans, son modeste repas, qu’il se trouva en état de l’écouter et de lui répondre.

— Votre pays est fort curieux, en effet, Monsieur le curé, lui dit-il au dessert, et je regrette fort de n’avoir pas le coup d’œil exercé d’un antiquaire pour découvrir dans chaque caillou que je rencontre un vestige d’habitation gauloise ou romaine, un autel druidique, une statue d’Huar-Bras, le Mars gaulois, une tombe illustre, enfin tout ce que les savants aperçoivent et constatent sous un lichen âgé de deux ou trois mille ans, et sur des blocs informes qui ne me semblent rien signifier du tout.

— Monsieur le baron, reprit le curé un peu scandalisé, vous êtes venu, je le vois, sur la foi du très-docte M. Barailon, pour admirer toutes nos merveilles, et vous vous trouvez un peu désappointé de ne pas lire aussi couramment que lui sur les hiéroglyphes celtiques[1]. Cependant vous avez rencontré dans l’endroit où demeurait votre pauvre nourrice, des pierres-levées tout aussi curieuses que les jo-mathr. Il y en a une dont l’équilibre est bien plus admirable que celui du grand champignon du mont Barlot. Elle est si artistement soutenue, que le moindre vent l’agite, et pour peu que l’air soit seulement un peu vif, elle rend en tremblant et en grinçant sur son support, un son particulier qui ne manque pas de charme, et qui m’expliquerait assez la voix mystérieuse de l’idole de Memnon au lever du soleil, c’est-à-dire aux premières brises de l’aube. La pierre d’Ep-nell est beaucoup plus harmonieuse, car son chant est presque continuel, et nos pauvres paysans veulent qu’il y ait là dedans un esprit enfermé qui raconte le passé et prédit l’avenir, en pleurant sur le présent. Faites attention, Monsieur, à ce nom d’Épinelle que l’on donne par corruption à ces pierres. Il vient d’Ep-nell, mot gaulois qui signifie sans chef. Tandis que jo-mathr signifie quelque chose comme couper, mutiler, faire saigner et souffrir la victime sur la pierre expiatoire. C’est comme qui dirait meurtre sacré. Remarquez encore que les jo-mathr où l’on faisait des sacrifices humains, ce qui est bien prouvé par les cuvettes pour recevoir le sang et les cannelures pour le faire couler, tandis que les Ep-nell n’ont que des cuvettes et point de cannelures (ce qui indiquerait que ces pierres ne furent destinées qu’à d’inoffensives lustrations) ; remarquez, dis-je, que les premières sont sur une haute montagne regardant le nord, et que les dernières sont dans un vallon obscur auprès d’un ruisseau, et tournées vers le sud…

— Qu’en voulez-vous conclure, monsieur le curé ?

— Que dans cette ville importante et populeuse de Toull, importance irréfutable, monsieur le baron, non pas seulement à cause des immenses constructions dont on trouve les débris sur cette montagne et sur toutes les vallées et collines environnantes, mais à cause aussi de sa position sur l’extrême frontière de l’ancien Berri et du Combraille, des Biturriges et des Lemovices, ce qui prouverait que Toull, Tullum, Turicum, vel Taricum, était certainement la Gergovia, Gergobina Boiorum, cette formidable cité, rivale de la Gergovie des Arvernes, et dont on a vainement cherché les traces sous ce nom générique…

— Nous voici bien loin des pierres druidiques, monsieur le curé.

— J’y arrive, monsieur le baron. Une cité comme Toull devait nécessairement avoir deux cultes, et elle les avait. Il y avait un culte officiel et dominant sur le mont Barlot ; il y en avait un protestant et toléré ou persécuté au fond du vallon d’Ep-Nell. Le culte libre, l’hérésie, si l’on peut s’exprimer ainsi, se glorifiait d’être sans chef… tandis que l’église officielle (j’ai tort d’appliquer un nom si respectable à ces infâmes idolâtries), je devrais dire le temple où régnaient despotiquement les druides, étaient aux pierres jo-mathr. Peut-être encore ce culte abominable vint-il à tomber en désuétude, et un essai de religion plus pure à se reproduire à Ep-nell ; ou bien encore peut-être, qu’avant l’invasion des celtes Kimris, nos ancêtres les Gaulois n’ensanglantaient pas leurs autels, et que ce temple pacifique d’Ep-nell aurait été un reste de protestation de la religion persécutée… Qu’en pensez-vous, monsieur le baron ? Est-ce que tout cela ne vous paraît pas clair comme le jour ?

— C’est un peu comme le jour sombre et voilé que l’orage nous donne dans ce moment-ci, monsieur le curé ; mais, dans tous les cas, vos recherches et vos suppositions sont fort ingénieuses, et d’un poète autant que d’un antiquaire.

— Attendez, monsieur le baron. Puisque vous parlez de poésie, j’ai des preuves plus authentiques encore ; c’est la tradition du pays. Il y a ici deux espèces de sorcellerie : une, qui est la mauvaise, et qui rapporte ses origines et ses pratiques aux pierres jo-mathr. Tous les voleurs de poules et de légumes, toutes les méchantes magiciennes qui donnent de mauvais conseils aux filles, ou qui, par vengeance, empoisonnent les troupeaux du voisin, exemplum, la Grand’Gothe, que vous avez vue aujourd’hui, vont faire leurs conjurations sur le Barlot. Au contraire, les femmes qui ont la connaissance, comme on les appelle ici, qui guérissent les malades, qui font des prières contre les fléaux de la campagne, la grêle, la rage, l’incendie, l’épidémie, etc., ces bonnes femmes-là, quoique entachées d’erreurs, sont pieuses d’intentions et tout à fait inoffensives. Elles ont seulement un peu d’entêtement pour leurs prières d’Ep-nell et leur trou-aux-fades, situé du même côté. Telle était la pauvre Tula qu’il faut appeler Tulla, nom qui est de pure origine gauloise, et qui ferait peut-être descendre votre défunte nourrice de la déesse, ou plutôt de la druidesse Tulla, vel Turica, dont vous avez pu reconnaître le temple à son emplacement et à ses fondations à double enceinte sur notre montagne.

— Je vous admire, monsieur le curé ! vous avez des étymologies et des origines pour toutes choses. Vous enflammez ma curiosité, et je vous demanderai l’explication d’une conversation que j’ai entendue ce matin, et qui m’a rappelé les contes dont me berçait jadis ma pauvre nourrice.

Lorsque Guillaume eut rapporté ce qu’il avait surpris du dialogue de Léonard et de la mère Guite dans le cimetière, le curé, qui craignait peut-être de ne pas s’être montré bon catholique dans ses précédentes explications, et qui luttait de la meilleure foi du monde contre son goût pour la science, la poésie et la littérature, répondit avec un soupir.

— Ce sont de tristes choses à avouer, monsieur le baron… Mais je ne puis vous dissimuler que depuis quatre ans que j’habite cette pauvre bourgade, je n’ai pu porter que de faibles atteintes au fléau de la superstition. Ce lieu-ci est privilégié entre tous pour pratiquer l’idolâtrie ; et comme, en désespoir de cause, je me suis mis à étudier, un peu pour me distraire, les origines de toutes les traditions gauloises, il m’arrive quelquefois de prendre à les écouter et à les éclaircir plus de plaisir que je ne devrais. Je vous assure, monsieur le baron, qu’il y aurait ici pour un érudit, et même pour un poète, des choses bien curieuses à constater, et que si nous avions un Walter-Scott pour les écrire… Mais vous me direz, ajouta-t-il, saisi tout à coup de cette méfiance qui est encore plus caractéristique chez le prêtre que chez le paysan, que ce n’est pas le fait d’un curé de lire des romans, et de désirer qu’on multiplie le nombre de ces ouvrages pernicieux.

— Pernicieux, monsieur le curé, dit Guillaume : ceux de Scott ne le sont pas. Il y a romans et romans !

— C’est au moins une lecture frivole pour un homme d’église, reprit le curé de Toull, en examinant la figure rose et ouverte de son jeune commensal.

— Vous vous faites trop de scrupule d’une récréation

  1. Le curé de Toull se conformait apparemment à l’habitude que les Romains nous ont laissée jusqu’à présent de confondre les Gaulois, nos véritables aïeux, avec les Celtes conquérants, de race toute différente.