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JEANNE.

— Mon jurement en est fait, répondit Jeanne.

— C’est étrange ; vous moquez-vous, Jeanne ?

— Oh ! mon parrain, reprit-elle d’une voix plaintive et vraie, ce n’est pas un jour pour ça !

— Pardonne-moi, chère Jeanne, de douter de ta parole… Mais c’est si extraordinaire !… Et si je te demandais pourquoi… n’aurais-tu pas assez de confiance en moi, qui suis ton frère de lait et le fils de ta marraine, pour me dire le motif d’une pareille résolution ?

— Je ne peux pas vous dire ça, mon parrain ; ça m’est défendu.

Défendu ?

— Oui, mon parrain ; excusez-moi si je ne réponds pas bien.

Guillaume ne savait pas que défendu, dans l’acception berrichonne, veut dire impossible, et ce quiproquo, que Jeanne ne pouvait éclaircir, le ramena aux soupçons qu’il avait conçus. Et pourquoi, avec tant de bonté et si peu de prévoyance, se dit-il, n’aimerait-elle pas Marsillat ? Il est d’une agréable figure, jeune, entreprenant ; il sait se faire comprendre de ces filles-là ; il a peut-être ensorcelé déjà cette pauvre Jeanne, aussi bien que Claudie.

Cette réflexion fit naître chez le jeune baron des sentiments fort pénibles, et son roman s’en alla en fumée, à son grand regret.

Pour conjurer l’espèce de mortification qu’il éprouvait, d’avoir laissé galoper si vite sa fantaisie sur un terrain si prosaïque, il tenta d’oublier ce qu’il avait cru voir en Jeanne, et, au bout de peu d’instants, il oublia Jeanne elle-même, au point de ne plus prendre garde aux larmes qu’elle ne cessait de répandre.

— Qu’est-ce que c’est donc que cette grotte ? dit-il tout haut, frappé, pour la première fois, de l’aspect de cette construction souterraine.

Jeanne, qui se faisait un devoir filial de lui répondre au milieu de ses larmes, lui dit :

— C’est le trou aux fades, mon parrain.

— Les fades ! N’est-ce pas les fées que tu veux dire ?

— Je ne connais pas les fées, mon parrain.

— Mais, qu’est-ce que c’est que les fades ?

— C’est des femmes qu’on ne voit pas, mais qui font du bien ou du mal.

— Crois-tu à cela, Jeanne ?

— Dame, oui, mon parrain, il faut bien que j’y croie.

— Tu ne les a pas vues cependant, puisqu’on ne les voit pas ?

— Je n’ai pas vu le bon Dieu, mon parrain, et cependant j’y crois. D’ailleurs, ma mère y croyait, et je crois ce qu’elle m’a dit.

— Et t’ont-elles fait du bien ou du mal, ces fades ?

— Elles ne m’ont jamais fait de mal, mon parrain.

— Ni de bien non plus ?

Jeanne ne répondit point. La curiosité de Guillaume était cependant excitée, mais il jugea inhumain de la contrarier dans un pareil jour en la forçant davantage à lui répondre.

— La pluie diminue, lui dit-il, je pourrai retrouver mon chemin tout seul à présent ; si tu veux t’arrêter davantage, Jeanne, ne te gêne pas pour moi, je t’en prie.

— Oh ! mon parrain, vous iriez peut-être dans les viviers. Je vous conduirai bien : je ne suis pas lasse.

Elle se leva, et Guillaume remarqua qu’elle plaçait quelque chose dans une fente du rocher.

— Que mets-tu là, Jeanne ? lui demanda-t-il, curieux des pratiques superstitieuses du pays.

— C’est un peu de thym de bergère, que j’avais cueilli avant d’entrer, répondit-elle.

— À qui laisses-tu cette offrande, Jeanne ? aux fades ?

— C’est la coutume des filles, mon parrain.

— Et les garçons, qu’apportent-ils ?

— Une petite pierre, mon parrain. J’vas en mettre une pour vous.

— Sans cela, les fades seraient mécontentes de moi, et me joueraient quelque mauvais tour ?

— Ça se pourrait, mon parrain. Ça ne coûte pas beaucoup de mettre une petite pierre.

— J’en mettrai deux, Jeanne, pour te faire plaisir.

Mais, en sortant de la grotte, Guillaume, ramené à de mauvaises pensées, se dit que cette fleur de serpolet était peut-être un signal, une promesse, un rendez-vous que Jeanne laissait là pour l’objet de son mystérieux amour.

Le reste de leur trajet fut silencieux. Le vent, qui avait chassé les premières nuées, et qui en ramenait de nouvelles, rendait leur marche difficile et tout entretien impossible. Lorsqu’ils eurent atteint la troisième enceinte de débris qui forme l’amphithéâtre le plus élevé de Toull, Jeanne ayant demandé à son parrain s’il avait un endroit pour s’abriter, lui adressa ses adieux en ces termes : — Allons, mon parrain, merci bien pour vos bontés. Portez-vous donc bien, et excusez-moi si je vous ai offensé. (Ce qui équivaut, dans le style du pays, à s’excuser de n’avoir pas pu bien recevoir son hôte, ou de ne pas avoir su le complimenter dignement.)

— Attends, ma bonne Jeanne, dit le jeune baron ; tu as quelques dépenses à faire, et pour trouver du crédit, tu aurais peut-être quelque embarras. Voici de quoi faire les frais du repas que tu es obligée de donner demain.

— Oh ! merci, mon parrain. Gardez ça. Vous n’en avez peut-être pas de trop pour votre voyage, et moi je n’en ai pas besoin. Tout le monde me connaît ici, et on me fera bien crédit.

— Jeanne, tu n’es pas riche, et je le suis un peu ; j’ai bien le droit de payer les frais d’enterrement de ma pauvre nourrice.

— À votre volonté, mon parrain, répondit Jeanne, qui craignait d’être incivile en refusant, mais il y a là bien trop.

— Tu garderas le reste, Jeanne.

— Oh ! non, mon parrain. C’est ça de l’or, et je n’en veux pas. L’or, on croit chez nous que ça porte malheur.

— En vérité ? en ce cas, voici de l’argent.

— En vous remerciant, mon parrain. Je ne sais pas combien ça fait ce que vous me donnez là. Mais je m’en vas acheter ce que ma tante m’a commandé, et je vous rapporterai le reste. Vous ne partez pas tout de suite du pays ?

— Pas tout de suite, et j’aurai grand plaisir à te revoir, mais je ne reprendrai rien de ce que je t’ai donné. À revoir, Jeanne !

— À revoir, mon petit parrain ! Et Jeanne s’éloigna, pleurant toujours.

— Étrange créature, pensa Guillaume, en la regardant entrer dans une des chaumières de Toull ; elle a toute sa présence d’esprit, elle semble résignée à tout, et en même temps elle paraît inconsolable. Guillaume ne savait pas que la paysanne, quand elle est douée de sensibilité, ce qui n’est pas rare, est ainsi faite. L’habitude du travail, et l’impossibilité de se reposer de ses devoirs sur les autres, l’empêchent de s’abandonner aux témoignages extrêmes de sa douleur ; mais cette douleur patiente et simple prend racine dans son cœur plus profondément peut-être que dans tout autre.

Guillaume cherchait à retrouver la baraque de la mère Guite, lorsqu’il vit venir à sa rencontre le curé de l’endroit, qui s’excusa de n’avoir pu le recevoir à son arrivée, et l’emmena au presbytère, où déjà il avait fait conduire Sport, bien qu’il ignorât encore le nom du voyageur à qui appartenait ce superbe animal. Guillaume s’empressa de faire connaître son nom et l’objet de sa course à Épinelle, croyant devoir ne pas abuser, par l’incivilité de l’incognito, de l’empressement affable de son hôte.

Quand on rencontre un prêtre dans de pareilles Thébaïdes, s’il est jeune, on peut être sûr que c’est un hérétique intelligent disgracié par l’ordinaire ; s’il est vieux, que c’est un athée de mœurs scandaleuses qui subit une expiation. Il y a, dans les deux cas, une seconde hypothèse : c’est que son incapacité le rend impropre à intriguer dans le monde au profit de la cause du clergé. L’homme que Guillaume avait sous les yeux n’était pourtant rien de tout cela. C’était une nature distinguée et un esprit assez cultivé ; mais il n’était pas né intrigant, et on l’oubliait dans son exil, sans qu’il songeât à réclamer un climat plus salubre, une résidence moins sauvage.