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JEANNE.

d’être heureux, libre et fort, en faisaient un être supérieur dans le bien et dans le mal. Capable des plus nobles et des plus lâches actions, viveur effréné, travailleur prodigieux, il passait de l’excès de l’étude à celui de l’insouciance, et de la fièvre des affaires à celle des passions. Vindicatif comme un paysan (son grand-père avait porté le mortier aux maçons), il était généreux comme un prince, et après avoir persécuté amèrement et transpercé de ses cruelles épigrammes les victimes de son dépit, dans un jour de mansuétude, il les réhabilitait et les couvrait du manteau de son ostentation. Vain à certains égards, il proscrivait certaines autres vanités qui eussent semblé plus excusables à son âge et dans sa position. Il raillait le luxe puéril des jeunes dandys qu’il eût pu imiter et qui se privaient des satisfactions nécessaires pour s’en donner de factices. Il méprisait souverainement la mode, et ne s’y conformait pas ; il professait le dédain des habits bien faits qui gênent les mouvements, des chevaux fringants qui n’ont que l’apparence et ne résistent pas à la fatigue, des femmes qui font fureur dans les salons et qu’on ne saurait regarder sans effroi en plein soleil ; en conséquence de quoi il avait toujours le linge le plus fin, les draps les mieux tissus, les habits les plus souples, le cheval le plus robuste et le plus cher, les maîtresses les plus vulgaires, mais les plus belles et les plus jeunes. À vingt-cinq ans, déjà riche dans le présent par héritage, et dans l’avenir par son talent d’avocat qui annonçait une brillante carrière, il avait arrangé hardiment sa vie pour la satisfaction de tous ses instincts nobles et bas, généreux et pervers. Il aimait son métier, et savait s’y absorber tout entier ; mais après des efforts surhumains qu’il faisait pour regagner le temps donné aux plaisirs, il lui fallait l’ivresse de nouveaux désordres pour retremper ses forces. Sceptique et même un peu athée, il avait pour toute espèce de religiosité une haine d’instinct ; cependant il comprenait la poésie des grandes croyances, et les inspirations enthousiastes se communiquaient à lui comme par un choc électrique. Il pouvait pleurer le lendemain de ce qui l’avait fait rire la veille, et réciproquement. Bouillant et calme, tour à tour esclave et vainqueur de ses appétits, il y avait deux ou trois hommes en lui, comme dans toutes les natures puissantes, et il inspirait en même temps à ceux qui rapprochaient ces sentiments divers de l’admiration et du mépris, de l’engouemenl et de la méfiance.

Quoiqu’il affectât un langage vulgaire et qu’il foulât aux pieds l’esprit dépensé en petite monnaie, dont on fait tant de cas dans le monde, il n’avait pas fréquenté Guillaume de Boussac sans que ce dernier s’aperçût de son instruction, de la force de son intelligence et de la fermeté de son caractère. Ces deux jeunes gens, natifs de la même ville, s’étaient rencontrés au collège ; puis, durant les vacances, et quelquefois ensuite à Paris, non dans le monde, ils ne recherchaient pas la même société, mais au spectacle, au boulevard, au bois, au tir, au manège, à la salle d’armes. À cette époque, grâce au retour des Bourbons et à la réorganisation du faubourg Saint-Germain, le mélange qui s’était heureusement établi entre les gens de mérite de toutes les classes n’était encore qu’un fait exceptionnel. Aussi Guillaume de Boussac croyait-il faire acte de courage et de libéralisme en attirant quelquefois à Paris son ancien camarade, le licencié en droit, à la table et dans le salon de sa mère. Mais, malgré ses avances, le jeune baron s’était refroidi chaque jour davantage à l’égard de son ancien camarade.

Lorsqu’il était encore enfant, et jusqu’au sortir du collège, il s’était senti dominé par lui. Doué d’un cœur confiant et d’un caractère faible, il avait subi l’ascendant de cette nature indépendante et forte. Il avait été souvent puni au collège pour avoir écouté ses mauvais conseils, et Marsillat n’avait fait que rire de ces mortifications que le jeune homme, plus sensible, prenait au sérieux. Plus d’une fois Guillaume avait senti avec honte que la nature l’avait fail meilleur et moins fort que Marsillat, et qu’en se laissant aller à la fantaisie de l’imiter un instant, il avait péché en pure perte, sans recevoir l’assistance du puissant démon qui protégeait son camarade. Nous l’avons vu, au début de cette histoire, suivre encore un peu les errements du sceptique Léon, et railler avec lui sir Arthur, qu’au fond du cœur il estimait infiniment. En avançant dans la vie, en se mûrissant par la lecture et la réflexion, Guillaume avait compris que sa voie était trop différente de celle de Léon pour ne pas devenir bientôt l’objet de ses critiques et de ses sarcasmes. Il avait donc cessé brusquement d’être expansif avec lui, et l’ironie contenue du jeune avocat avait causé au jeune baron une sorte de souffrance dans ses relations avec lui. Il nourrissait de plus en plus une antipathie secrète pour sa personne, antipathie parfaitement déguisée, d’ailleurs, sous des manières polies et bienveillantes. Les nobles de cette époque ne se croyaient pas le droit de manquer sous ce rapport à une sorte d’hypocrisie. Ils se regardaient encore comme supérieurs par leur naissance aux autres hommes, et ils pratiquaient l’accueil protecteur comme une charge de leur position.

Marsillat avait l’esprit trop pénétrant pour ne pas comprendre à merveille les gracieusetés et les répugnances du jeune patricien. Il s’en amusait, et se plaisait souvent à le faire souffrir, en feignant de prendre à la lettre les témoignages de sa courtoisie forcée. Il en usait et en abusait, se disant en soi-même : Mon camarade, tu voudrais plaire, être aimé, respecté et craint, tout cela à la fois. L’honneur de ton nom te condamne à nous caresser, nous autres roturiers. Tu voudrais passer pour un bon garçon sans préjugés, pour un aimable seigneur sans morgue ; et avec la plupart de mes pareils tu y réussis, parce qu’ils manquent de tact et ne voient pas percer ton mépris sous ton adorable sourire. Mais tu ne me tromperas pas ; je te forcerai à être franc, brutal même avec moi, et, dans ce cas-là, je t’aimerai beaucoup mieux, ou bien je ferai saigner ton orgueil en le traitant, comme tu feins de me traiter, d’égal à égal.

En pensant ainsi, Marsillat s’exagérait beaucoup la vanité de Guillaume ; mais il y avait dans cette petite guerre d’escarmouche qu’il lui livrait des points où il touchait malheureusement assez juste.

En se rencontrant dans la chaumière de Jeanne, il ne fallut pas bien longtemps à ces deux jeunes gens pour voir qu’ils s’observaient l’un l’autre, que Léon désirait écarter un rival dangereux, et Guillaume un ennemi des vertueuses intentions qu’il avait à l’égard de l’orpheline. Le plus habile des deux en prit le premier son parti. Marsillat fit ses adieux, et alla détacher son cheval pour partir, mais il eut soin de casser une courroie, ce qui le força de demander une ficelle à la Gothe, un couteau à Jeanne, un mot à Claudie, et de bouriner[1] et de fafioter[1], comme disait cette dernière, huit ou dix minutes autour de la maison. La pluie cependant commençait à tomber et le tonnerre à élever la voix.

De son côté, Guillaume était bien résolu de partir, mais il mettait un peu de malice à partir le dernier et à voir trotter devant lui la vigoureuse jument de l’avocat. Il avait fait ses adieux aussi, promettant de revenir bientôt, et il attendait le départ de Marsillat, tout en causant avec lui, à quelques pas de la chaumière, de choses étrangères à ce qui s’y passait. Claudie, meilleure mouche que lui, surveillait d’un œil enflammé tous les mouvements de son infidèle, lorsque la voix retentissante de la Grand’Gothe qui les croyait déjà partis vint les forcer à prêter l’oreille.

— Allons, grande lâche, sotte, sans cœur, disait-elle à Jeanne, prendras-tu ta cape ! Partiras-tu ? Veux-tu attendre à demain pour aller à Toull ? Qu’est-ce qui invitera nos parents à la çarimonie ? Qu’est-ce qui apportera les provisions pour le repas de demain ? Vas-tu chimer comme ça longtemps ? Ta mère ne t’entend plus, va ! et tu ne peux pas lui porter tes plaintes contre moi. Allons ! allons ! en route, mauvaise troupe ! ajouta-t-elle d’un ton soldatesque, et si tu n’es pas revenue avant soleil couché, nous aurons affaire ensemble. Vrai Dieu ! il faudra bien que tu marches, à présent !

— Chez qui faut-il que j’aille ? répondit Jeanne d’une voix plaintive, en paraissant sur le seuil de la cabane.

  1. a et b Muser, perdre du temps pour en gagner.