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ANDRÉ

et tu as dit : Il en arrivera ce qu’il pourra ; ce sont les affaires de ce vieux grondeur de Morand, je ne m’en embarrasse guère… Oh ! je connais ton insouciance, Joseph, et je te vois d’ici. »

Joseph, voyant le marquis sensiblement radouci, redoubla d’audace, et affirma par les serments les plus épouvantables qu’il avait fait son possible pour ramener André au sentiment du devoir ; mais André, disait-il, était un lion déchaîné ; il n’écoutait plus rien et montrait un caractère opiniâtre, violent et vindicatif, sur lequel rien ne pouvait avoir prise.

« Chose étrange ! dit le marquis en l’écoutant d’un air stupéfait ; il était si craintif et si nonchalant avec moi !

— Ne croyez pas cela, marquis, disait Joseph, vous ne l’avez jamais connu ; ce garçon-là est sournois en diable !

— C’est vrai, dit le marquis ; il avait l’air de se soumettre ; mais je n’avais pas les talons tournés que le drôle désobéissait de plus belle.

— Vous voyez bien que je le connais, reprit Joseph ; il a agi de même avec moi ; quand je lui avais fait une scène infernale pour le ramener au respect qu’il vous doit, il avait l’air convaincu. Je tournais les talons, et voilà mon drôle qui allait trouver les huissiers pour vous les envoyer.

— Ah ! le scélérat ! s’écria le marquis en serrant les poings à ce souvenir. Je ne sais pas, Joseph, comment tu peux le fréquenter encore ; car tu es toujours ami intime avec lui : on vous voit partout ensemble ; tu donnes le bras à sa femme ; on a même dit que tu en étais amoureux, et que, durant la maladie d’André, tu avais été au mieux avec elle. Ne m’as-tu pas fait une scène incroyable la nuit où elle a osé venir jusqu’ici ? En d’autres circonstances, j’aurais oublié notre vieille amitié et je t’aurais cassé la tête ; vrai, j’étais un peu en colère.

— Voisin, permettez-moi de dire, au nom de notre vieille amitié, que vous aviez tort. Il s’agissait de la vie d’André dans ce moment-là. Je me souciais bien de cette pécore ! N’avez-vous pas vu comment je l’ai fait détaler aussitôt qu’André a été rendormi ?

— Non, je m’étais endormi moi-même dans ce moment.

— Ah ! je suis fâché que vous n’ayez pas vu cela. Je lui ai dit son fait ; et, à présent, croyez-vous que je ne lui dise pas tous les jours ? Quant à elle, c’est, après tout, une assez bonne fille, douce, rangée et pleine de bons sentiments. J’en ai eu mauvaise opinion autrefois ; mais je suis bien revenu sur son compte. Je suis sûr que vous n’auriez pas à vous plaindre d’elle si vous la connaissiez. Celui qui n’entend raison sur rien, celui qui menace et exécute, c’est André. Vous n’avez pas l’idée de ce qu’est votre fils à présent, marquis ; et si vous saviez ce qu’il a résolu et ce que jusqu’ici j’ai réussi à empocher, vous ne diriez pas que je lui donne de mauvais conseils.

— Il faut que tu me dises ce qu’il a résolu contre moi. Ah ! je m’en moque bien ! Je voudrais bien voir qu’il essayât du nouveau ?

— Il y a des choses que le caractère le plus ferme et l’esprit le plus sensé ne peuvent ni prévenir ni empêcher, dit Joseph d’un air grave ; les nouvelles lois donnent aux enfants un recours si étendu contre l’autorité sacrée des parents ! »

Le marquis commença à prévoir l’ouverture que lui préparait Joseph. Il y avait pensé plus d’une fois, et s’était flatté que son fils n’oserait jamais en venir là. Grossièrement abusé par la feinte amitié de Joseph, il commença à concevoir des craintes sérieuses, et il jeta autour de lui un regard étrange, que Joseph interpréta sur-le-champ. Il se promit de profiter de la terreur cupide du marquis, et, pour s’emparer de lui de plus en plus, il s’invita adroitement à dîner. « Ma demande n’est pas trop indiscrète, dit-il en tirant de sa gibecière le lièvre qu’il avait acheté au marché, j’ai précisément sur moi le rôti.

— C’est une belle pièce de gibier, dit le marquis en examinant le lièvre d’un air de connaisseur.

— Je le crois bien, dit Joseph ; mais ne me faites pas trop de compliments, car c’est votre bien que je vous rapporte ; j’ai tué ça sur vos terres.

— En vérité ? dit le marquis, dont les yeux brillèrent de joie : eh bien ! tu vois, ils prétendent tous qu’il n’y a pas de lièvres dans ma commune ! Moi, je sais qu’il y en a de beaux et de bons, puisque j’en élève tous les ans plus de cinquante que je lâche en avril dans mes champs. Ça me coûte gros ; mais enfin c’est agréable de trouver un lièvre dans un sillon de temps en temps.

— À qui le dites-vous ?

— Eh bien ! tu sais les tracasseries de mes voisins pour ces malheureux lièvres. L’un disait : — Il se ruine, il fait des folies ; l’autre : — Il a perdu la tête ; jamais lièvres ne multiplieront dans un terrain si sec et si pierreux ; ils s’en iront tous du côté des bois. Un troisième disait : — Le marquis fournit de lièvres la table du voisin ; il fait des élèves pour sa commune, mais ils iront brouter le serpolet du Theil. Jusqu’à mon garde champêtre qui me soutient effrontément n’avoir jamais vu la trace d’un lièvre sur nos guérets.

— Eh bien ! qu’est-ce que c’est que ça ? dit Joseph en balançant d’un air superbe son lièvre par les oreilles ; est-ce un âne ? est-ce une souris ? Je voudrais bien que le garde champêtre et tous les voisins fussent là pour me dire si ce que je tiens là est une chouette ou un oison. »

Cette aimable plaisanterie fit rire aux éclats le marquis triomphant.

« Dis-moi, Joseph, est-ce le seul lièvre que tu aies vu sur la commune ?

— Ils étaient trois ensemble, répondit Joseph, sans hésiter. Je crois bien que j’en ai blessé un qui ne s’en vantera pas.

— Ils étaient trois ! dit le marquis enchanté.

— Trois, qui se promenaient comme de bons bourgeois dans la Marsèche de Lourche. Il y a une mère certainement ; je l’ai reconnue à sa manière de courir. Elle doit être pleine.

— Ah ! jamais les lièvres ne multiplieront sur les terres du marquis ! dit M. de Morand d’un air goguenard en se frottant les mains. Et dis-moi, Joseph, tu n’as pas tiré sur la mère ?

— Plus souvent ! je sais le respect qu’on doit à la progéniture. Ah ! par exemple, nous lâcherons quelques coups de fusil à ces petits messieurs-là dans six mois, quand ils auront eu le temps d’être papas et mamans à leur tour.

— Oui, s’écria le marquis, je veux que nous fassions un dîner avec tous les voisins ; et, pour les faire enrager, on n’y servira que du lièvre tué sur les terres de Morand.

— Premier service, civet de lièvre, s’écria Joseph ; rôti, râbles de lapereaux ; entremets, filets de lièvre en salade, pâté de lièvre, purée, hachis… Les convives seront malades de colère et d’indigestion. »

En réjouissant son hôte par ces grosses facéties, Joseph arriva avec lui au château. Le dîner fut bientôt prêt. Le fameux lièvre, qui peut-être avait passé son innocente vie à six lieues des terres du marquis, fut trouvé par lui savoureux et plein d’un goût de terroir qu’il prétendait reconnaître. Le marquis s’égaya de plus en plus à table, et quand il en sortit il était tout à fait bon homme et disposé à l’expansion. Joseph s’était observé, et tout en feignant de boire souvent, il avait ménagé son cerveau. Il fit alors en lui-même une récapitulation du plan territorial de Morand. Élevé dans les environs, habitué depuis l’enfance à poursuivre le gibier le long des haies du voisinage, il connaissait parfaitement la topographie des terres héréditaires de Morand et celle des propriétés de même genre apportées en dot par sa femme. Il choisit en lui-même le plus beau champ parmi ces dernières, et pria le marquis de l’y conduire sans rien laisser soupçonner de son intention. « On m’a dit que vous aviez planté cela d’une manière splendide ; si ce n’est pas abuser de votre complaisance, allons un peu de ce côté-là. »

Le marquis fut charmé de la proposition ; rien ne pouvait le flatter plus que d’avoir à montrer ses travaux