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PRÉFACE GÉNÉRALE.

j’espère, tout le monde peut y arriver. Il ne s’agit que d’aimer la vérité, et je crois que tout le monde sent le besoin de la trouver.

Je n’ai point révélé de vérité nouvelle dans mes ouvrages. Je n’y ai jamais songé, bien qu’on m’ait accusé, avec une ironie de mauvaise foi, d’avoir voulu, comme tant d’autres, jouer à la doctrine et à la secte. J’ai examiné autant que j’ai pu, les idées que soulevaient, autour de nous tous, les hommes de mon temps. J’ai chéri celles qui m’ont semblé généreuses et vraies ; je n’ai pas toujours tout compris dans les moyens pratiques que plusieurs ont proposé, soit qu’ils fussent obscurs, soit plutôt que mon cerveau fût impropre à saisir les combinaisons et les calculs des probabilités. Je ne me suis pas tourmenté dans mon impuissance ; j’ai trouvé qu’il me restait bien assez à faire en employant le genre de facultés qui m’était échu, au développement du sentiment de la justice et de l’amour de mes semblables. J’avais une nature d’artiste, et, quoi qu’on en dise, je n’ai jamais voulu être autre chose qu’un artiste ; ceux qui ont cru m’humilier et me blesser en proclamant que je n’étais pas de taille à faire un philosophe m’ont fait beaucoup de plaisir, car chacun a l’amour-propre d’aimer sa propre organisation et de s’y complaire comme l’animal dans son propre élément. Mais en prétendant que mon organisation et ma vocation d’artiste s’opposaient en moi à l’intelligence et au développement des vérités sociales élémentaires et à l’amour des éternelles vérités dont le christianisme est la philosophie première, on a dit un sophisme tout à fait puéril. A-t-on jamais reproché aux peintres de la renaissance de se poser en théologiens parce qu’ils traitaient des sujets sacrés ! Les peintres flamands avaient-ils la prétention de se dire savants naturalistes parce qu’ils étudiaient et connaissaient les lois de la lumière ! Quel est donc l’artiste qui peut s’abstraire des choses divines et humaines, se passer du reflet des croyances de son époque, et vivre étranger au milieu où il respire ? Vraiment, jamais pédantisme ne fut poussé aussi loin dans l’absurde que cette théorie de l’art pour l’art, qui ne répond à rien, qui ne repose sur rien, et que personne au monde, pas plus ceux qui l’ont affichée que ceux qui l’ont combattue, n’a jamais pu mettre en pratique. L’art pour l’art est un mot creux, absolument faux et qu’on a perdu bien du temps à vouloir définir sans en venir à bout : parce qu’il est tout bonnement impossible de trouver un sens à ce qui n’en a pas.

Demandez à un poëte, au plus exclusivement poëte de tous les hommes, de faire des vers, seulement pour faire de beaux vers, et de n’y pas mettre l’ombre d’une idée philosophique, vous verrez s’il en vient à bout, ou bien vous verrez quels vers ce seront. Prenez la pièce la plus romantique, la plus purement descriptive des chefs de la prétendue doctrine de l’art pour l’art et vous verrez si au bout de dix vers l’humanité, le sentiment et le souvenir de ses grandeurs ou de ses misères, ne vient pas animer, expliquer, symboliser le tableau.

Quand M. Victor Hugo dit : la mer était désespérée, il met une âme dans la mer, une âme orageuse et troublée, une âme de poëte, ou l’âme collective de l’humanité.

Les anciens disaient : Téthys est en fureur ; eux aussi personnifiaient les tumultes des passions humaines jusque dans ceux des éléments. C’est qu’il n’est pas possible d’être poëte ou artiste, dans aucun genre et à quelque degré que ce soit, sans être un écho de l’humanité qui s’agite ou se plaint, qui s’exalte ou se désespère.

J’ai donc prêché à ma manière comme l’ont fait avant moi et autour de moi, comme le feront toujours tous les artistes.

De tout temps, on a cherché querelle à ceux qui avaient le goût des nouveautés, comme disaient les anciens orthodoxes, c’est-à-dire, la croyance au progrès, et le désir de combattre les abus et les erreurs de leur siècle.

On les étranglait, on les brûlait au temps passé. Aujourd’hui on les exile, on les emprisonne, s’ils sont hommes ; on les insulte, on essaye de les outrager s’ils sont femmes. Tout cela est bien facile à supporter quand on croit ; depuis l’estrapade des vieux siècles jusqu’à l’ironie injurieuse du nouveau, tout est fête et plaisir intérieur, soyez-en certains, ô contempteurs de l’avenir, pour quiconque a foi en l’avenir.

Vous perdez donc vos peines ; les hommes s’instruiront et travailleront à s’instruire les uns les autres, sous toutes les formes, depuis le Trouvère avec son vieux luth, jusqu’à l’écrivain moderne avec l’idée nouvelle.

La vérité du temps a été dite aux hommes du temps. Certains esprits synthétiques la renferment dans une doctrine que l’on étudie, que l’on discute, que l’on juge, et qui laisse de grandes lueurs, lors même qu’elle est incomplète.

Les philosophes, les historiens, les politiques, jettent la foi et la lumière à pleines mains, même ceux qui se trompent, car l’erreur des forts esprits est encore une instruction pour ceux qui cherchent et choisissent.

Les artistes viennent après eux, et sèment un peu de blé mêlé sans doute à des herbes folles. Mais ces folles herbes, le temps, le goût, la mode qui, elle aussi, est une recherche du progrès dans le beau, en feront aisément justice. Le froment restera. Nos descendants souriront certainement de la quantité de paroles, de fictions, de manières, qu’il nous a fallu employer pour dire ces vérités banales ; mais ils ne nous sauront pas mauvais gré de la préoccupation sérieuse qu’ils retrouveront au fond de nos œuvres, et ils jugeront, à l’embarras de notre parole, de la lutte que nous avons eu à soutenir pour préparer leurs conquêtes.


GEORGE SAND.
Nohant, 12 avril 1851.