Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 1, 1852.djvu/67

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
61
ANDRÉ

ciété bourgeoise aux jours de gala, pour se venger des mesquineries forcées de sa vie ordinaire, s’était depuis longtemps effacée devant le mérite incontesté de la jeune fleuriste : elle n’était regardée précisément ni comme une demoiselle ni comme une ouvrière, le nom intact et pur de Geneviève répondait à toute objection à cet égard. Geneviève n’appartenait à aucune classe et avait accès dans toutes.

Mais cette gloire acquise au prix de toute une vie de vertu, cette position brillante où jamais aucune fille de condition n’avait osé aspirer, Geneviève l’avait perdue à son insu ; elle était devenue savante, mais elle ignorait encore à quel prix.

Justine Marteau, aimable et bonne fille, étrangère aux caquets de la ville, lui fit le même accueil qu’à l’ordinaire ; mais les autres jeunes personnes, au lieu de l’entourer, comme elles faisaient toujours, pour l’accabler de questions sur la mode nouvelle et de demandes pour leur toilette, laissèrent un grand espace entre elles et la place où Geneviève s’était assise. Elle ne s’en aperçut pas d’abord ; mais le soin que prit Justine de venir se placer auprès d’elle lui fit remarquer l’abandon des autres et l’espèce de mépris qu’elles affectaient de lui témoigner. Geneviève était d’une nature si peu violente qu’elle n’éprouva d’abord que de l’étonnement ; aucun sentiment d’indignation ni même de douleur ne s’éveilla en elle. Mais lorsque le repas fut fini, plusieurs demoiselles, qui semblaient n’attendre que le moment de fuir une si mauvaise compagnie, demandèrent leurs bonnes et se retirèrent ; les autres se divisèrent par groupes et se dispersèrent dans le jardin, en évitant avec soin d’approcher de la réprouvée. En vain Justine s’efforça d’en rallier quelques-unes : elles s’enfuirent ou se tinrent un instant près d’elle dans une attitude si altière et avec un silence si glacial que Geneviève comprit son arrêt. Pour éviter d’affliger la bonne Justine, elle feignit de ne pas s’en affecter elle-même et se retira sous prétexte d’un travail qu’elle avait à terminer. À peine était-elle seule et commençait-elle à réfléchir à sa situation, qu’elle entendit frapper à sa porte, et qu’elle vit entrer Henriette avec un visage composé et une espèce de toilette qui annonçait une intention cérémonieuse et solennelle dans sa visite. Geneviève était fort pâle, et même l’émotion qu’elle venait d’éprouver lui causait des suffocations : elle fut très-contrariée de ne pouvoir être seule, et, de son côté, elle se composa un visage aussi calme que possible ; mais Henriette était résolue à ne tenir aucun compte de ses efforts, et, après l’avoir embrassée avec une affectation de tendresse inusitée, elle la regarda en face d’un air triste, en lui disant :

« Eh bien ?

— Eh bien, quoi ? dit Geneviève, à qui la fierté donna la force de sourire.

— Te voilà revenue ? reprit Henriette du même ton de condoléance.

— Revenue de quoi ? que veux-tu dire ?

— On dit qu’elles se sont conduites indignement… Ah ! c’est une horreur ! Mais, va, sois tranquille, nous te vengerons ; nous savons aussi bien des choses que nous dirons, et les plus bégueules auront leur paquet.

— Doucement ! doucement ! dit Geneviève ; je ne te demande vengeance contre personne et je ne me crois pas offensée.

— Ah ! dit Henriette avec un mouvement de satisfaction méchante que son amitié pour Geneviève ne put lui faire réprimer, il est bien inutile de m’en faire un secret ; je sais tout ce qui s’est passé ; il y a assez longtemps que j’entends comploter l’affront qui t’a été fait. Ces belles demoiselles ne cherchaient qu’une occasion, et tu as été au-devant de leur méchanceté avec bien de la complaisance. Voilà ce que c’est, Geneviève, de vouloir sortir de son état ! Si tu n’avais jamais fréquenté que tes pareilles, cela ne te serait pas arrivé. Non, non, ce n’est pas parmi nous que tu aurais été insultée ; car nous savons toutes ce que c’est que d’avoir une faiblesse, et nous sommes indulgentes les unes pour les autres. Le grand crime en effet que d’avoir un amant ! Et toutes ces princesses-là en ont bien deux ou trois ! Nous leur dirons leur fait. Laisse-les faire, nous aurons notre tour. »

Geneviève se sentit si offensée de ces consolations, qu’elle faillit se trouver mal. Elle s’assit toute tremblante, et ses lèvres devinrent aussi pâles que ses joues.

« Il ne faut pas te désoler, ma pauvre enfant, lui dit Henriette avec toute la sincérité de son indiscrète amitié ; le mal n’est pas sans remède ; le mariage arrange tout, et tu vaux bien ce petit marquis. Seulement, ma chère, il faudrait de la prudence ; tu en avais tant autrefois ! Comment as-tu fait pour la perdre si vite ?

— Laissez-moi, Henriette, dit Geneviève en lui serrant la main. Je crois que vous avez de bonnes intentions ; mais vous me faites beaucoup de mal. Nous reparlerons de tout ceci ; mais pour le moment je serais bien aise de me mettre au lit. Je suis un peu malade.

— Eh bien ! eh bien ! je vais t’aider. Comment ! je te quitterais dans un pareil moment ! Non pas, certes ! Va, Geneviève, tu apprendras à connaître tes vraies amies ; tu as trop compté sur les demoiselles à grande éducation. Les livres ne rendent pas meilleur, sois-en sûre. On n’apprend pas à avoir bon cœur, cela vient tout seul ; et il n’y a pas besoin d’avoir étudié pour valoir quelque chose. Veux-tu que je bassine ton lit ? quelle tisane veux-tu boire ?

— Rien, rien, Henriette ; tu es une bonne fille, mais je ne veux rien.

— Il faut cependant te soigner ! Veux-tu te laisser surmonter par le chagrin ? Pauvre Geneviève ! elles ont donc été bien insolentes, ces bégueules ? Qu’est-ce qu’on t’a dit ? Raconte-moi tout ; cela te soulagera.

— Je n’ai vraiment rien à raconter ; on ne m’a rien dit de désobligeant, et je ne me plains de personne.

— En ce cas, tu es bien bonne, Geneviève, ou tu ne te doutes guère du mal qu’on te fait. Si tu savais comme on te déchire ! quelle haine on a pour toi !

— De la haine ! de la haine contre moi ? Et pourquoi, au nom du ciel ?

— Parce qu’on est enchanté de trouver l’occasion de te rabaisser. Tu excitais tant de jalousie dans le temps où on disait : Geneviève première et dernière, Geneviève sans reproche, Geneviève sans pareille ! Ah ! que d’ennemies tu avais déjà ! mais elles n’osaient rien dire : qu’auraient-elles dit ? Aujourd’hui elles ont leur revanche : Geneviève par-ci, Geneviève par-là ! Il n’y a pas de filles perdues qu’on n’excuse pour avoir le plaisir de te mettre au-dessous d’elles. Ah ! cela devait arriver : tu étais montée si haut ! À présent on ne te laisse pas descendre à moitié ; on te roule en bas sous les pieds. Et pourquoi ? tu es peut-être aussi sage que par le passé ; mais on ne veut plus le croire ; on est si content d’avoir une raison à donner ! C’est une infamie, la manière dont on te traite. Les hommes sont peut-être encore plus déchaînés contre toi que les femmes. C’est incroyable ! Ordinairement les hommes nous défendent un peu pourtant ; eh bien ! ils sont tous tes ennemis ; ils disent que ce n’était pas la peine de faire tant la dédaigneuse pour écouter ce petit monsieur parce qu’il est noble et qu’il parle latin. J’ai beau leur dire qu’il te fait la cour dans de bonnes intentions, qu’il t’épousera. Ah ! bah ! ils secouent la tête en disant que les marquis n’épousent pas les grisettes. — Car, après tout, disent-ils, Geneviève la savante est une grisette comme les autres. Son père était ménétrier, et sa mère faisait des gants ; sa tante allait chez les bourgeois raccommoder les vieilles dentelles, et sa belle-sœur est encore repasseuse de fin à la journée.

— Tout cela n’est pas bien méchant, dit Geneviève ; je ne vois pas en quoi j’en puis être blessée. Après tout, qu’importe à ces messieurs que je me marie avec un marquis ou que je reste Geneviève la fleuriste ? Si les visites de M. de Morand me font du tort, qui donc a le droit de s’en plaindre ? Ouel motif de ressentiment peut-on avoir contre moi ? À qui ai-je jamais fait du mal ?

— Ah ! ma pauvre Geneviève ! c’est bien à cause de cela ; c’est qu’on sait que tu es bonne et qu’on ne te craint pas. On n’oserait pas m’insulter comme on t’a insultée aujourd’hui ; on sait bien que j’ai bec et ongles pour me dé-