Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 1, 1852.djvu/60

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
54
ANDRÉ

André ne se le fit pas répéter ; il offrit la main à ses compagnes de voyage, prit les rênes et disparut. Il était à cinq cents pas, que Joseph attendait encore le char à bancs sur le seuil de la maison. Il avait glissé quelque monnaie dans la main du garçon d’écurie en lui disant d’amener son équipage ; mais l’équipage n’arrivait pas, le garçon d’écurie ne se montrait plus, et le marquis avait subitement disparu. Au bout d’un quart d’heure d’attente, Joseph prit le parti d’aller à l’écurie : elle était vide ; il cherche le char à bancs sous le hangar ; le hangar était désert ; il appelle, personne ne lui répond. Il parcourt la ferme, et trouve enfin le garçon d’écurie qui semble accourir tout essoufflé et qui lui répond avec toute la sincérité apparente d’un paysan astucieux : « Hélas ! mon bon monsieur, il n’y a ni char à bancs ni cheval ; le métayer est parti avec pour la foire de Saint-Denis qui commence demain matin ; il ne savait pas qu’on en aurait besoin au château. M. le marquis lui avait dit hier de les prendre s’il en avait besoin… Qu’est-ce qui savait ? qu’est-ce qui pouvait prévoir… ?

— Mille diables ! s’écria Joseph, il est parti ! et depuis quand ? est-il bien loin ?

— Oh ! monsieur, dit le garçon en souriant d’un air piteux, il y a plus de deux heures ! il doit être à présent auprès de L… s’il ne l’a point dépassé.

— Eh bien ! dit Joseph, c’est une histoire à mourir de rire ! » Et il alla rejoindre les grisettes sans s’affliger autrement d’un événement qui devait les transporter de colère. Henriette jeta les hauts cris ; elle refusa de croire au départ du métayer ; elle maudit mille fois la malice du marquis ; elle le chercha dans toute la maison pour lui faire des reproches, pour lui demander s’il n’avait pas un autre cheval et une autre voiture ; le marquis fut introuvable. Le garçon d’écurie se lamenta d’un air désespérant sur ce fâcheux contre-temps. Enfin il fallut prendre un parti ; le jour baissait de plus en plus, il fallut partir à pied et entreprendre, à l’entrée de la nuit, une promenade de trois lieues, par des chemins assez rudes et avec des bonnets et des fichus en marmelade. Les grisettes pleuraient, et Henriette en fureur faisait de durs reproches à Joseph sur son insouciance. Celui-ci se résignait de bonne grâce à lui offrir son bras jusqu’à la ville ; elle le refusa d’abord avec dépit, et l’accepta ensuite par lassitude. Elles s’en allèrent ainsi clopin-clopant, se heurtant les pieds contre les cailloux et détestant dans leur âme l’abominable marquis, auteur de leur désastre, tandis que celui-ci, enfermé dans sa chambre et plongé dans le duvet, fredonnait en s’endormant un vieil air, à la mode peut-être dans sa jeunesse : Allez-vous-en, gens de la noce, etc.

VII.

De leur côté, André et Geneviève et mesdemoiselles Marteau continuaient paisiblement leur route sans entendre les cris de détresse dont Joseph, à tout hasard, faisait retentir la plaine. Enfin une des petites filles ayant laissé tomber son sac, André arrêta le cheval et descendit pour chercher dans l’obscurité l’objet perdu. Pendant ce temps il lui sembla entendre mugir au loin une voix de stentor qui prononçait son nom. Il consulta ses compagnons, et Geneviève décida qu’il fallait retourner en arrière, parce qu’un accident était probablement arrivé aux voyageurs du char à bancs. André obéit, et, au bout de dix minutes, il rencontra les tristes piétons qui gagnaient le haut de la colline. Henriette voulut raconter la malheureuse aventure ; mais, suffoquée par sa colère, elle s’arrêta pour respirer, et Joseph, profitant de l’occasion, se mit à raconter à sa manière. Il déclara que c’était un plaisant tour du marquis, et que ces demoiselles l’avaient bien mérité pour la manière dont elles s’étaient comportées dans le verger.

« C’est une infamie ! s’écria Henriette ; votre marquis est un vieil avare, un sournois et un ivrogne.

— Allons, allons, interrompit Joseph impatienté, vous oubliez que vous parlez devant son fils et qu’il est trop poli pour vous donner un démenti ; mais, si vous étiez un homme, jarni Dieu !…

— Et c’est parce que M. André ne peut pas imposer silence à une femme, dit Geneviève assez vivement, que l’on ne doit pas abuser de sa politesse et lui faire entendre un langage qu’il ne peut supporter sans souffrir. Allons, Henriette, calme-toi, prends ma place dans la voiture ; tâchez de vous y arranger toutes, et de prendre seulement le petite Marie sur vos genoux. Pour nous, qui avons fait la moitié de la route en voiture, nous ferons bien le reste à pied, n’est-ce pas, ma chère Justine ? »

La chose fut bientôt convenue. Joseph voulut un instant faire les honneurs de sa voiture à André et achever la route à pied ; mais il comprit bien vite qu’André aimait beaucoup mieux accompagner Geneviève, et il prit sa place dans la patache, qui continua le voyage au pas. André offrit son bras à Justine Marteau, afin d’avoir l’occasion d’offrir l’autre à Geneviève au bout de quelques minutes ; mais à peine l’eut-elle accepté qu’André, qui se croyait fort en train de dire les choses les plus sensées du monde, ne trouva plus même à placer un mot insignifiant pour diminuer le malaise d’un silence qui dura près d’un quart d’heure sans aucune cause appréciable.

Ce fut mademoiselle Marteau qui le rompit la première, dès qu’elle eut fini de penser à autre chose ; car elle était préoccupée, soit de la pensée de son trousseau, soit de celle de son fiancé. « Eh bien ! dit-elle, qu’avons-nous donc tous les trois à regarder les étoiles ?

— Je vous assure, répondit André, que je ne pensais pas aux étoiles, et que je les regardais encore moins. Et vous, mademoiselle Geneviève ?

— Moi, je les regardais sans penser à rien, répondit-elle.

— Permettez-moi de ne pas vous croire, reprit André ; je suis sûr, au contraire, que vous réfléchissez beaucoup et à propos de tout.

— Oh ! oui, je réfléchis, répondit-elle ; mais je n’en pense pas plus pour cela, car je ne sais rien, et quand j’ai bien rêvé, je n’en suis pas plus avancée.

— Cela est impossible. Quand vous regardez les étoiles, vous pensez à quelque chose.

— Je pense quelquefois à Dieu, qui a mis toutes ces lumières là-haut ; mais comme on ne peut pas toujours penser à Dieu, il arrive que je continue à les regarder sans savoir pourquoi ; et pourtant je reste des heures entières à ma fenêtre sans pouvoir m’en arracher. D’où cela vient-il ? Sans doute les étoiles font cet effet-là à tout le monde : n’est-ce pas Justine ?

— Je crois, dit Justine, que ton amie Henriette ne les regarde jamais. Pour moi, je suis comme toi, je ne peux pas en détacher les yeux ; mais c’est que cela me fait penser à des milliers de choses.

— Oh ! c’est que vous êtes savante, vous, Justine ; vous êtes bien heureuse ! Mais dites-moi donc à quoi les étoiles vous font penser : j’aurai peut-être eu les mêmes idées sans pouvoir m’en rendre compte.

— Mais, dit Justine, à quoi ne pense-t-on pas en regardant ces milliards de mondes, auprès desquels le nôtre n’est qu’une tache lumineuse de plus dans l’espace ? »

Geneviève s’arrêta tout étonnée et regarda Justine, attendant avec impatience qu’elle s’expliquât davantage.

André s’était imaginé, en voyant le beau front de Geneviève plein d’inlelligence, et en écoutant son langage toujours si raisonnable et si pur, qu’elle devait savoir toutes choses, et l’idée de sa propre infériorité l’avait rendu jusque-là timide et tremblant devant elle. Il fut donc surpris à son tour, et chercha dans les grands yeux de Geneviève la cause de cet étonnement naïf.

« Est-ce que tu ne sais pas, dit Justine, qui n’était pas fâchée de déployer son petit savoir, que toutes ces lumières, comme tu les appelles, sont autant de soleils et de mondes ?

— Oh ! j’ai entendu parler de cela à Paris par une de mes compagnes qui avait un livre… mais je prenais tout cela pour des rêves… et je ne peux pas croire encore… Dites-nous donc ce que vous en pensez, monsieur André. »