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LA MARE AU DIABLE

dur pour nous laisser transir dehors. Ouvrez-nous, braves gens, encore une fois ; nous ne vous occasionnerons pas de dépenses. Vous voyez bien que nous apportons le rôti ; seulement un peu de place à votre foyer, un peu de flamme pour le faire cuire, et nous nous en irons contents.

le chanvreur

Croyez-vous qu’il y ait trop de place chez nous, et que le bois ne nous coûte rien ?

le fossoyeur

Nous avons là une petite botte de paille pour faire le feu, nous nous en contenterons ; donnez-nous seulement la permission de mettre la broche en travers à votre cheminée.

le chanvreur

Cela ne sera point ; vous nous faites dégoût et point du tout pitié. M’est avis que vous êtes ivres, que vous n’avez besoin de rien, et que vous voulez entrer chez nous pour nous voler notre feu et nos filles.

le fossoyeur

Puisque vous ne voulez entendre à aucune bonne raison, nous allons entrer chez vous par force.

le chanvreur

Essayez, si vous voulez. Nous sommes assez bien renfermés pour ne pas vous craindre. Et puisque vous êtes insolents, nous ne vous répondrons pas davantage.

Là-dessus le chanvreur ferma à grand bruit l’huis de la lucarne, et redescendit dans la chambre au-dessous, par une échelle. Puis il reprit la fiancée par la main, et les jeunes gens des deux sexes se joignant à eux, tous se mirent à danser et à crier joyeusement, tandis que les matrones chantaient d’une voix perçante, et poussaient de grands éclats de rire en signe de mépris et de bravade contre ceux du dehors qui tentaient l’assaut.

Les assiégeants, de leur côté, faisaient rage : ils déchargeaient leurs pistolets dans les portes, faisaient gronder les chiens, frappaient de grands coups sur les murs, secouaient les volets, poussaient des cris effroyables ; enfin c’était un vacarme à ne pas s’entendre, une poussière et une fumée à ne se point voir.

Pourtant cette attaque était simulée : le moment n’était pas venu de violer l’étiquette. Si l’on parvenait, en rôdant, à trouver un passage non gardé, une ouverture quelconque, on pouvait chercher à s’introduire par surprise, et alors, si le porteur de la broche arrivait à mettre son rôti au feu, la prise de possession du foyer ainsi constatée, la comédie finissait et le fiancé était vainqueur.

Mais les issues de la maison n’étaient pas assez nombreuses pour qu’on eût négligé les précautions d’usage, et nul ne se fût arrogé le droit d’employer la violence avant le moment fixé pour la lutte.

Quand on fut las de sauter et de crier, le chanvreur songea à capituler. Il remonta à sa lucarne, l’ouvrit avec précaution, et salua les assiégeants désappointés par un éclat de rire.

— Eh bien, mes gars, dit-il, vous voilà bien penauds ! Vous pensiez que rien n’était plus facile que d’entrer céans, et vous voyez que notre défense est bonne. Mais nous commençons à avoir pitié de vous, si vous voulez vous soumettre et accepter nos conditions.

le fossoyeur

Parlez, mes braves gens ; dites ce qu’il faut faire pour approcher de votre foyer.

le chanvreur

Il faut chanter, mes amis, mais chanter une chanson que nous ne connaissions pas, et à laquelle nous ne puissions pas répondre par une meilleure.

— Qu’à cela ne tienne ! répondit le fossoyeur, et il entonna d’une voix puissante :

Voilà six mois que c’était le printemps,

Me promenais sur l’herbette naissante, répondit le chanvreur d’une voix un peu enrouée, mais terrible. Vous moquez-vous, mes pauvres gens, de nous chanter une pareille vieillerie ? vous voyez bien que nous vous arrêtons au premier mot !

C’était la fille d’un prince…

Qui voulait se marier, répondit le chanvreur. Passez, passez à une autre ! nous connaissons celle-là un peu trop.

le fossoyeur

Voulez-vous celle-ci ?

En revenant de Nantes…

le chanvreur

J’étais bien fatigué, voyez ! J’étais bien fatigué. Celle-là est du temps de ma grand’mère. Voyons-en une autre !

le fossoyeur

L’autre jour, en me promenant…

le chanvreur

Le long de ce bois charmant ! En voilà une qui est bête ! Nos petits enfants ne voudraient pas se donner la peine de vous répondre. Quoi ! voilà tout ce que vous savez ?

le fossoyeur

Oh ! nous vous en dirons tant que vous finirez par rester court.

Il se passa bien une heure à combattre ainsi. Comme les deux antagonistes étaient les deux plus forts du pays sur la chanson, et que leur répertoire semblait inépuisable, cela eût pu durer toute la nuit, d’autant plus que le chanvreur mit un peu de malice à laisser chanter certaines complaintes en dix, vingt ou trente couplets, feignant, par son silence, de se déclarer vaincu. Alors on triomphait dans le camp du fiancé, on chantait en chœur à pleine voix, et on croyait que cette fois la partie adverse ferait défaut ; mais, à la moitié du couplet final, on entendait la voix rude et enrhumée du vieux chanvreur beugler les derniers ; après quoi il s’écriait : Vous n’aviez pas besoin de vous fatiguer à en dire une si longue, mes enfants ! Nous la savions sur le bout du doigt !

Une ou deux fois pourtant le chanvreur fit la grimace, fronça le sourcil et se retourna d’un air désappoinlé vers les matrones attentives. Le fossoyeur chantait quelque chose de si vieux, que son adversaire l’avait oublié, ou peut-être qu’il ne l’avait jamais su ; mais aussitôt les bonnes commères nasillaient, d’une voix aigre comme celle de la mouette, le refrain victorieux ; et le fossoyeur, sommé de se rendre, passait à d’autres essais.

Il eût été trop long d’attendre de quel côté resterait la victoire. Le parti de la fiancée déclara qu’il faisait grâce à condition qu’on offrirait à celle-ci un présent digne d’elle.

Alors commença le chant des livrées sur un air solennel comme un chant d’église.

Les hommes du dehors dirent en basse-taille à l’unisson :

Ouvrez la porte, ouvrez,
Marie, ma mignonne,
J’ons de beaux cadeaux à vous présenter.
Hélas ! ma mie, laissez-nous entrer.

À quoi les femmes répondirent de l’intérieur, et en fausset, d’un ton dolent :

Mon père est en chagrin, ma mère en grand’ tristesse,
Et moi je suis fille de trop grand’ merci
Pour ouvrir ma porte à cette heure ici.

Les hommes reprirent le premier couplet jusqu’au quatrième vers, qu’ils modifièrent de la sorte :

J’ons un beau mouchoir à vous présenter.

Mais, au nom de la fiancée, les femmes répondirent de même que la première fois.

Pendant vingt couplets, au moins, les hommes énumérèrent tous les cadeaux de la livrée, mentionnant toujours un objet nouveau dans le dernier vers ; un beau devanteau (tablier), de beaux rubans, un habit de drap, de la dentelle, une croix d’or, et jusqu’à un cent d’épin-