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LES SAUVAGES DE PARIS.

Les autres approuvèrent le discours de la Pluie qui marche par une courte exclamation, et le docteur, prenant la parole, déclara qu’il avait entendu avec satisfaction ce qu’avait dit l’orateur ; qu’il venait le confirmer, et il ajouta, en fin politique qu’il est : « Plus nous resterons de temps ici, plus nous serons respectés et honorés chez nous. On nous a fait écrire plusieurs fois de revenir, en promettant qu’à l’avenir on nous croira. Mais si nous revenions trop tôt, tout le monde ne serait pas persuadé que nous avons été bien reçus et que nous nous sommes trouvés heureux parmi les blancs. D’ailleurs, comme notre système actuel et la volonté de notre chef le Nuage-Blanc sont de faire cesser les guerres continuelles qui nous détruisaient, et comme, pendant l’absence du chef, la tribu ne peut pas et ne doit pas se battre, nos guerriers s’accoutument à la paix, et nous aurons moins de peine à l’établir pour toujours. »

Je voulus ensuite faire parler le Nuage-Blanc, ce roi mélancolique qui roulait toujours une perle entre ses doigts, et qui, dans ses moments de loisir, fait très-adroitement avec un morceau de bois et des chiffons, des poupées à la manière sauvage, pour sa petite-fille. Je savais aussi que son ambition était d’amasser de quoi doter cette enfant d’un trésor sans prix aux yeux de la famille, à savoir six couverts d’argent. Le contraste de ces goûts puérils du sauvage avec la gravité douce de ce profil aquilin et la fierté de ce costume qui rappelle celui des héros de l’antiquité, m’amusait et m’intéressait au plus haut point. Combien n’aurais-je pas donné de couverts d’argent si c’eût été le moyen de pénétrer dans cette âme, et d’explorer ce monde inconnu que chacun porte en soi, et que personne ne peut clairement se représenter tel qu’il est conçu par son semblable ! Combien doit être grande cette différence chez l’homme primitif que l’abîme d’une suprême ignorance sépare de nos idées et de l’histoire de nos générations successives ! Comment s’expliquer que cet enfant de trente ans, que j’avais sous les yeux, rêveur, timide et grêle, eût vengé la mort de son père en tuant, de sa propre main, six de ses assassins, et qu’il eût renoncé à cette expiation avec tant de répugnance ? Je ne savais de quel côté l’entamer pour faire une percée, ne fût-ce qu’un trou d’aiguille, dans ce poème mystérieux de sa destinée. Enfin je me décidai à lui demander quel était le premier devoir, non-seulement d’un chef de tribu, mais d’un homme quel qu’il soit, blanc ou rouge.

Je n’obtins qu’une réponse évasive, faite à demi-voix, les yeux baissés, et presque fermés, ce qui est la marque d’une grande dignité de sentiment chez les Indiens. « Nous sommes des gens simples, dit-il ; ce n’est pas dans les bois et dans le désert que nous pouvons apprendre ce que vous lisez dans vos livres. Je vous demanderai donc la permission de ne pas continuer ce discours. »

Je demandai à l’interprète si c’était une manière de m’imposer silence et me faire sentir mon indiscrétion. Le chef répondit que non, et qu’il était prêt à recommencer un autre discours.

Je lui demandai alors quel était le plus grand bonheur de l’homme. Sa réponse fut toute personnelle, mais douloureuse et poétique. Faisant allusion à la taie qui couvre un de ses yeux, il dit : « Le plus grand bonheur d’un homme, c’est de voir la lumière du soleil. Depuis que j’ai perdu la moitié de ma vue, je comprends que ma vue était ce que j’ai possédé de plus précieux. Si je perds l’autre œil, il faudra que je meure. »

Je ne voulus pas aller plus loin de peur de l’attrister davantage, et la conversation devint plus générale. Les jeunes gens assis par terre s’égayèrent un peu avec nous.

Le Grand-Marcheur, celui qui a la figure d’un tigre et le torse d’Hercule, se mit à jouer avec la poupée de l’enfant du chef ; nous lui passâmes un crayon pour qu’il fît une figure au morceau de bois qui représentait le visage. Il lui barbouilla la place du menton, en disant que, puisque cet enfant était né chez les blancs, il lui fallait de la barbe.

Je lui demandai à quoi on passait son temps sous le wigwam, les jours de pluie. Il m’expliqua qu’on faisait d’abord un fossé autour du wigwam pour empêcher les eaux d’y pénétrer, puis qu’on s’enfermait bien et que les femmes se mettaient à travailler.

— Et les hommes à ne rien faire ?

— Nous sommes assis en rond comme nous voilà et nous faisons ce que nous faisons ici.

— Vous parlez ?

— Pas beaucoup.

— Et vous ne vous ennuyez pas ?

Le sauvage ne comprit pas ce que je voulais dire. J’aurais dû être persuadé d’avance que là où la réflexion et la méditation n’existent pas, la rêverie est toujours féconde et agréable. L’imagination est si puissante quand la raison ne l’enchaîne pas !

« Ne vous étonnez pas de leur sérénité, nous disait, en sortant, un voyageur qui connaît et comprend l’Amérique. J’ai vu, là-bas, cent exemples de gens civilisés qui se sont faits sauvages ; je n’en ai pas vu un seul du contraire. Cette vie libre de soucis, de prévoyance et de travail, excitée seulement par les enivrantes émotions de la chasse et de la guerre, est si attrayante, qu’elle tente tous les blancs lorsqu’ils la contemplent de près et sans prévention. C’est, après tout, la vie de la nature, et tout ce qu’on a inventé pour satisfaire les besoins n’a servi qu’à les compliquer et les changer en souffrances. Souvent on accueille de jeunes Indiens aux États-Unis et on leur donne notre éducation. Ils la reçoivent fort bien ; leur intelligence est rapide et pénétrante ; on en peut faire bientôt des avocats et des médecins. Mais au moment de prendre une profession et d’accepter des liens avec notre société, si, par hasard, ils vont consulter et embrasser leurs parents sous le wigwam, s’ils respirent l’air libre de la prairie, s’ils sentent passer le fumet du bison, ou s’ils aperçoivent la trace du mocassin de la tribu ennemie, adieu la civilisation et tous ses avantages ! Le sauvage retrouve ses jambes agiles, son œil de lynx, son cœur belliqueux. C’est la fable du loup et du chien. »

Nous quittâmes ces beaux Indiens, tout émus et attristés ; car, en reprenant le voyage de la vie à travers la civilisation moderne, nous vîmes dans la rue des misérables qui n’avaient plus la force de vivre, des élégants avec des habits d’une hideuse laideur, des figures maniérées, grimaçantes, les unes hébétées par l’amour d’elles-mêmes, les autres ravagées par l’horreur de la destinée. Nous rentrâmes dans nos appartements si bons et si chauds où nous attendaient la goutte, les rhumatismes, et toutes ces infirmités de la vieillesse que le sauvage nu brave et ignore sous sa tente si mal close ; et ce mot naïvement profond que m’avait dit l’orateur indien me revint à la mémoire : « Ils nous promettent la richesse, et ils ont chez eux des hommes qui meurent de faim ! »

Pauvres sauvages, vous avez vu l’Angleterre, ne regardez pas la France !


GEORGE SAND.


FIN DES SAUVAGES DE PARIS.