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LES SAUVAGES DE PARIS.

visite sera la seconde partie de mon voyage et le sujet d’une seconde lettre.


DEUXIÈME LETTRE À UN AMI.

Je trouvai le Nuage-Blanc dans une petite chambre, au second, entièrement démeublée, car les Indiens ont encore un profond mépris pour la plupart de nos aises, et la première fois qu’on leur donna des lits, on les trouva couchés dessous, le lendemain matin. Leurs lits, à eux, sont des fourrures étendues par terre, et, le chef, assis à la turque sur sa peau d’ours, avait à son côté sa femme et sa fille Sagesse, âgée de deux ans et demi, baptisée comme père et mère, et encore allaitée selon l’usage de son pays. Ce chef est, comme beaucoup d’Indiens convertis, un chrétien non pratiquant, c’est-à-dire qu’il a, outre le baptême, trois autres femmes dans son pays.

Un de ses fils est au collège en Angleterre ou aux États-Unis.

Il me fit un singulier signe de tête, sans se déranger, et lorsque j’étalai devant lui une pièce de drap rouge, le don le plus précieux qu’on puisse faire à un chef indien, il daigna sourire et me tendre la main. La femme parut plus émue de la magnificence de mon offrande et laissa échapper une exclamation ; puis, sur-le-champ, elle enveloppa son enfant dans ce morceau d’étoffe, pour me montrer qu’elle en faisait cas, et voulait bien l’accepter. À peine eut-elle reçu le collier que je lui destinais, qu’elle le désenfila pour regarder curieusement chaque perle, et le monarque barbare, ne pouvant résister au même désir, ne cessa de rouler ces verroteries entre ses doigts et de les examiner, malgré la gravité de la conférence qui suivit et la part qu’il voulut bien y prendre.

Je distribuai un présent à chaque Indien, et chacun s’en para pour me donner signe d’approbation.

Les noms des hommes sont : le Grand-Marcheur et Marche-en-avant, deux jeunes guerriers également beaux de formes, mais de physionomie très-différente, car l’un paraît doux et enjoué comme un enfant, et l’autre a une terrible expression de rudesse et de férocité ; ensuite le docteur sorcier, appelé les Pieds garnis d’ampoules ; puis la Pluie qui marche, avec son fils, un enfant de onze ans, beau comme le petit Ajax ; enfin le Petit-Loup et les femmes. Je te parlerai de chacun en particulier. Le plus docte, le plus sage et le plus éloquent de ces illustres seigneurs, est certainement la Pluie qui marche. En même temps qu’orateur de la tribu, il est chef de guerre, comme qui dirait ministre de la guerre du Nuage-Blanc, qui est chef de paix ou chef de village, c’est-à-dire souverain. La Pluie qui marche a fait trente campagnes, et dans six particulièrement il s’est couvert de gloire. On le soupçonne, ainsi que le docteur, d’avoir coopéré au meurtre de Nuage-Blanc père. Il a été un des plus actifs pour faire élire Nuage-Blanc fils, et, par là, il s’est mis à l’abri de sa vengeance.

Il n’y a entre eux aucune apparence de haine. Qui peut dire cependant quels drames inaperçus se passent dans l’esprit et dans l’intérieur domestique de ces exilés ?

La Pluie qui marche est un homme de cinquante-six ans, d’une très-haute taille, et d’une gravité majestueuse. Il ne sourit jamais en pérorant, et, tandis que la physionomie douloureuse du Nuage-Blanc fait quelquefois cet effort par générosité, celle du vieillard reste toujours impassible et réfléchie. Sa face est large et accentuée, mais n’offre aucune autre différence de lignes avec la nôtre que le renflemenl des muscles du cou, au-dessous de l’angle de la mâchoire. Ce trait distinclif de la race lui donne un air de famille avec la race féline.

Ce trait disparaît même presque entièrement chez le docteur, qui est agréable et fin, suivant toutes nos idées sur la physiognomonie. Quoiqu’il ait soixante ans, ses bras sont encore d’une rondeur et d’une beauté dignes de la statuaire grecque, et son buste est le mieux modelé de tous. Son agilité et son entrain à la danse attestent une organisation d’élite. Une si verte vieillesse donne quelque regret de n’être pas sauvage, et, lorsque, parmi les spectateurs, on voit tant d’êtres plus jeunes, goutteux ou obèses, on se demande quels sont ceux qu’on montre, des sauvages de Paris ou de ceux du Missouri, comme objets d’étonnement.

Le docteur est un très-bel esprit, à la fois médecin, magicien, jongleur, poète, devin, et quelque peu orateur. Il porte un collier de graines sacrées et un doigt humain desséché en guise de médaillon, pour conjurer le mauvais œil. Il est, en même temps, le bouffon agréable et le conseil très-sérieux du prince et de la nation. Durant la traversée, un calme plat surprit nos Argonautes sur le navire qui les transportait en Angleterre. Le docteur procéda à ses incantations, au grand plaisir des passagers blancs et au grand respect des Indiens. Deux heures après, le vent qui était tombé depuis trois jours s’éleva, et les Indiens demeurèrent convaincus, comme on peut le croire, de la science infaillible du docteur. Cependant ils jugent apparemment nos médecins encore plus sorciers que les leurs, car ils se font soigner par eux, ici, quand ils sont malades. Il semblerait aussi qu’on ne croit pas celui-là capable d’évoquer le mauvais esprit par vengeance, car le chef ne se fait pas faute de le traiter en petit garçon. Il y a quelques jours, on trouva, vers le soir, notre sorcier assis sur l’escalier, et, comme on l’invitait à s’aller coucher, il secoua la tête et resta là jusqu’au lendemain, puis le lendemain encore, et la nuit suivante, et enfin trois jours et trois nuits sans désemparer, mangeant et dormant sur cet escalier. Il était en pénitence, on n’a pu savoir pour quelle faute ; mais on peut se faire, par là, une idée du pouvoir absolu du chef et de la soumission de cet Indien, qui est pourtant de naissance illustre et un guerrier très-distingué lui-même.

Mais le personnage qui a le plus gagné notre amitié, malgré l’amabilité du docteur, malgré la grande sagesse de la Pluie qui marche et la beauté de son enfant, malgré la douce tristesse du Nuage-Blanc, et la modestie de Sa Majesté la reine, c’est le Petit-Loup, ce noble guerrier dont l’apparence herculéenne et les grands traits accentués m’avaient d’abord effrayé, mais qui, revenu auprès de sa femme malade, et le cœur rempli de tristesse à cause de la mort récente de son enfant, m’a paru le plus doux et le meilleur des hommes. Lorsqu’il s’élança le premier pour la danse, à cheval sur son arc (qu’il faisait la pantomime de fouetter avec une lanière de cuir attachée à une corne de bison), mes amis le comparèrent à Diomède. Lorsqu’il reprit le calme de sa physionomie grave et douce, pour accueillir les félicitations du public, nous l’appelâmes le Jupiter des forêts vierges ; mais lorsqu’il eut essuyé les couleurs tranchantes qui l’embellissaient singulièrement, et qu’on nous raconta son histoire, nous ne vîmes plus qu’une noble et honnête figure, caractérisée en courage et en bonté, et nous l’avons alors surnommé le généreux, nom qui lui conviendrait beaucoup mieux que celui de Petit-Loup, car rien dans sa puissante et douce organisation, n’exprime la férocité ni la ruse. Ce n’est pas qu’il se fasse faute d’enlever un scalp à l’ennemi, — c’est un si glorieux trophée de la victoire, que la race indienne périra, je pense, avant d’avoir renoncé à ces horribles insignes, — ni qu’il croie offrir à nos yeux un objet repoussant en nous montrant sa manche garnie, de l’épaule au poignet, de franges de cheveux acquis par le même procédé. C’est l’héritage de ses pères, c’est sa généalogie illustre et sa propre vie de gloire et de combats qu’il porte sur lui. Faute d’histoire et de monuments, l’Indien se revêt ainsi du témoignage de ses exploits. Sur la peau d’ours ou de bison qui le couvre, et dont il porte le poil en dedans, sa femme dessine et peint ses principaux faits et gestes. Ici, un ours percé de sa flèche ; à côté, le héros combattant ses ennemis ; plus loin, son cheval favori. Ces dessins barbares sont très-remarquables ; formés de lignes élémentaires comme celles que nos enfants tracent sur les murs, ils indiquent pourtant quelquefois un sentiment