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LES MAÎTRES MOSAÏSTES.

maître, que l’apprenti pensa que Bianchini pouvait bien s’être joué de sa crédulité ; mais, en même temps, il sentit plus que jamais le besoin de cacher son extravagante susceptibilité, et le sentiment de sa propre faiblesse lui rendit plus humiliante la généreuse sincérité de Valerio. Son cœur, fermé à l’affection, ne sentait pas le besoin de répondre à ces avances. « Si Bianchini a menti, se dit-il, si Valerio ne m’a pas méprisé cette fois, il m’a méprisé tous les jours de sa vie, et il me méprise encore à cette heure en m’offrant une amitié protectrice et le pardon d’une faute. Puisque j’ai tant fait que de me prononcer, il faut persister. » Il y avait longtemps déjà que le Bozza souffrait de son association avec les Zuccati, et qu’il aspirait à la rompre.

« Vous ne m’avez jamais offensé, Messer, répondit-il avec froideur. Si vous l’aviez fait, je ne me bornerais pas à vous quitter, je vous en demanderais réparation.

— Et je suis, pardieu ! prêt à te la donner, si tu persistes à le croire, repartit Valerio, qui sentait bien la dissimulation de son apprenti.

— Il ne s’agit pas de cela, Messer ; et pour vous prouver que, si je ne cherche pas une querelle, du moins ce n’est point par timidité que je l’évite, je vais vous dire une raison de mon abandon qui pourra bien vous déplaire un peu.

— Dis toujours, répondit Valerio ; il faut toujours dire la vérité.

— Je vous dirai donc, maître, reprit le Bozza du ton le plus pédant et le plus blessant qu’il put affecter, que ceci est une question d’art et rien de plus. Il se peut que cela vous fasse sourire, vous qui méprisez l’art ; mais, moi qui ne prise rien autre chose au monde, je suis forcé de vous avouer que je suis homme à sacrifier les relations les plus agréables au désir de faire des progrès et de passer bientôt maître.

— Je ne blâme pas cela, dit Valerio ; mais en quoi tes progrès sont-ils gênés par moi ? Ai-je négligé de t’instruire ? et, au lieu de t’employer, comme ont coutume de faire les maîtres, au travail matériel de l’école, ne t’ai-je pas traité en artiste ? Ne t’ai-je pas offert toutes les occasions possibles de progresser, en te confiant des travaux intéressants, difficiles, et en t’indiquant la meilleure manière avec autant de zèle que si tu eusses été mon propre frère ?

— Je ne nie pas votre obligeance, répondit le Bozza ; mais, dussé-je vous sembler un peu vain, je suis contraint de vous avouer, maître, que cette manière, qui vous paraît la meilleure, ne me satisfait point. Je n’aspire pas seulement à être le premier dans mon art, mais encore à faire faire à cet art, imparfait dans nos mains, un progrès dont je sens en moi la révélation. Ainsi donc, permettez que je m’affranchisse de votre système, et que je suive le mien. Une voix intérieure me le commande. Il me semble que je suis destiné à quelque chose de mieux qu’à suivre les traces d’autrui. Si j’échoue, ne me regrettez pas ; si je réussis, comptez qu’à mon tour je ne vous refuserai ni mon aide, ni mes conseils. »

Valerio ne devinant pas (tant il était dépourvu de vanité) que ce discours était inventé dans l’unique dessein de le piquer profondément, réprima une forte envie de rire. Il s’était souvent aperçu de l’amour-propre exagéré du Bozza, et en ce moment il le croyait en proie à un accès de fatuité délirante. C’est ainsi qu’il s’expliqua le trouble où il l’avait vu toute la matinée, et, en songeant combien c’était une passion funeste et féconde en souffrances, il eut la douceur de ne pas l’en railler trop ouvertement.

« S’il en est ainsi, mon cher Bartolomeo, lui dit-il en souriant, il me semble qu’en restant avec nous tu serais beaucoup plus à même de nous donner des conseils, et nous de les recevoir. Comme jamais tu n’es contrarié dans ton travail, rien ne t’empêchera de perfectionner et d’innover à ton aise Si tu fais faire des progrès à notre art, je puis te promettre que, loin de les entraver, je serai heureux d’en profiter pour mon compte. »

Le Bozza sentit que, malgré sa complaisance, Valerio se moquait un peu de lui. Désespéré d’avoir voulu en vain être méchant et de n’avoir été que ridicule, il ne put se contenir davantage, et répondit d’un ton si aigre à plusieurs reprises, que Valerio perdit patience, et finit par lui dire :

« En vérité, mon cher ami, si c’est une révélation de ton génie que la besogne extravagante et pitoyable que tu faisais tout à l’heure quand j’ai quitté la basilique, je désire beaucoup que l’art rétrograde dans mes mains plutôt que de faire de semblables progrès dans les tiennes.

— Je vois bien, Messer, répliqua le Bozza, outré de ce que toutes ses petites vengeances tournaient contre lui, que vous n’êtes pas dupe des prétextes que j’invente depuis ce matin pour me séparer de vous. J’aurais désiré vous déplaire, afin de me faire renvoyer, et de vous épargner par là la mortification d’être quitté. Je suis fâché que vous n’ayez pas compris la générosité de ce procédé, et que vous me forciez à vous dire que je ne veux pas rester une heure de plus à votre école.

— Et la raison de ton départ reste impénétrable ? dit Valerio.

— Personne n’a le droit de me la demander, répondit le Bozza.

— Je pourrais vous forcer de remplir votre engagement, reprit Valerio ; car vous avez signé celui de travailler sous ma direction jusqu’à la Saint-Marc prochaine, mais il ne me convient pas d’être aidé par contrainte. Soyez donc libre.

— Je suis prêt, Messer, répondit le Bozza, à vous offrir toutes les indemnités que vous pourrez exiger, et je ne crains rien tant que de rester votre obligé.

— C’est à quoi pourtant il faudra vous résigner, dit Valerio en lui rendant son salut ; car je suis résolu à ne rien accepter de votre part. »

Ainsi se séparèrent le maître et l’apprenti. Valerio le regarda s’éloigner, et se promena avec agitation sous les arcades ; puis, saisi tout à coup de douleur à la vue de tant d’ingratitude et de dureté, il retourna à ses travaux, et sentit son visage inondé de larmes.

Le Bozza, au contraire, alla trouver sa maîtresse, et la traita mieux ce jour-là qu’à l’ordinaire. Il se sentait léger, presque gai. Sa poitrine lui semblait soulagée d’un poids énorme : c’était le poids de la reconnaissance, insupportable aux orgueilleux. Il s’imagina qu’il venait de triompher de tout son passé, et d’entrer à pleines voiles dans l’indépendance glorieuse de son avenir.

VIII.

Le Bozza n’était point un artiste sans mérite. Bien supérieur aux Bianchini, qui n’étaient que des ouvriers diligents et soigneux, il avait reçu des Zuccati les notions élevées du dessin et de la couleur. Ses lignes étaient élégantes et correctes, ses tons ne manquaient pas de vérité, et, pour rendre le brillant et la richesse d’une étoffe, il surpassait peut-être Valerio lui-même. Mais si, à force d’études et de persévérance, il était arrivé à rendre avec succès les effets matériels de l’art, il était loin d’avoir dérobé au ciel le feu sacré qui donne la vie aux productions de l’art, et qui constitue la supériorité du génie sur le talent. Le Bozza avait trop d’intelligence, il cherchait d’ailleurs avec trop d’anxiété le secret de cette supériorité dans les autres, pour ne pas comprendre ce qui lui manquait et pour ne pas chercher ardemment à l’acquérir. Mais c’était en vain qu’il essayait de communiquer à ses figures la grâce touchante ou l’enthousiasme sublime qui animaient celles des Zuccati. Il ne réussissait qu’à peindre les émotions physiques. Dans la scène de l’Apocalypse, ses figures de démons et de damnés étaient fort bien traitées ; mais, bien que ce fût là son triomphe, il n’avait pas su donner à ces emblêmes de la haine et de la douleur le sentiment intellectuel qui devait caractériser des images religieuses. Les maudits ne semblaient tourmentés que par l’ardeur des flammes qui les dévoraient ; nul sentiment de honte ou de désespoir ne se peignait dans leurs traits contractés par la fureur. Les anges rebelles ne gar-