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LES MAÎTRES MOSAÏSTES.

rapproche, le rêver sans cesse, le chercher partout, et le prendre tel qu’on le trouve.



Le Bozza

— C’est-à-dire, répliqua Francesco, embrasser de vains fantômes, saisir de pâles reflets, fixer une ombre incertaine, adorer le spectre de ses propres illusions ; cela s’appelle-t-il jouir et posséder ?

— Mon frère, si tu n’étais pas un peu malade, dit Valerio, tu ne parlerais pas ainsi. L’homme qui désire en cette vie mieux que cette vie est un orgueilleux qui blasphème ou un ingrat qui souffre. Il y a d’assez grandes jouissances pour quiconque sait aimer. N’y eût-il que l’amitié sur la terre, l’homme n’aurait pas le droit de se plaindre. N’eussé-je que toi au monde, je bénirais encore le ciel. Je n’ai jamais imaginé rien de meilleur, et, si Dieu m’eût permis de me créer un frère, je n’aurais pu rien créer d’aussi parfait que Francesco. Va, Dieu seul est un grand artiste ! et ce que nous lui demandons dans nos jours de folie ne vaut pas ce qu’il nous donne dans son immuable sagesse.

— Ah ! mon cher Valerio, s’écria Francesco en serrant son frère dans ses bras, tu as bien raison, je suis un orgueilleux et un ingrat. Tu vaux mieux que nous tous, et tu es bien la preuve vivante de ce que tu dis. Oui, en effet, mon âme est malade ! Guéris-moi par ta tendresse, toi dont l’âme est si saine et si forte. Sainte Vierge ! priez pour moi ; car j’ai été bien coupable, ayant un si bon frère, en commettant le péché de tristesse.

— Et pourtant, reprit Valerio en souriant, le proverbe dit : « Point de grand artiste sans beaucoup de tristesse. »

— Et sans un peu de haine, ajouta le Bozza d’un air sombre.

— Oh ! les proverbes mentent toujours à moitié, répondit Valerio, par la raison que tout proverbe, ayant sa contre-partie, dit le faux et le vrai en même temps. Francesco est un grand artiste, et je gagerais mon corps et mon âme qu’il n’a jamais connu la haine.

— Jamais envers les autres, dit Francesco ; envers moi-même fort souvent, et c’est là le crime de mon orgueil. Je voudrais toujours être meilleur et plus habile que je ne le suis en effet. Je voudrais qu’on m’aimât à cause de mon mérite, et non à cause de ma souffrance.

— On t’aime à cause de l’un et de l’autre, s’écria Valerio ; mais peut-être que tous les hommes ne sont pas