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MONSIEUR ROUSSET.

j’observai fort bien qu’elle avait un œil de poudre et un ruban de plus.

La baronne de Guernay était plus piquante que jolie, plus coquette que spirituelle ; mais on n’y regarde pas de si près à vingt ans. Je la trouvai charmante, et je ne tardai pas à le lui faire comprendre. Elle me fit comprendre, de son côté, qu’elle ne s’offensait point de mon jugement, mais qu’elle ne verrait en moi qu’un artiste, du moins jusqu’à la fin du souper.

Il y eut entre son mari et elle une petite altercation domestique qu’on ne se fût pas permise devant un étranger de meilleure condition que moi, mais qui me prouva, malgré ma petite vanité, que l’on me regardait comme un personnage sans conséquence. Je résolus de me rendre un peu plus important, du moins aux yeux de la baronne. J’étais encore assez niais pour croire qu’une aventure avec une femme de qualité pouvait changer l’état de la question.

Je ne pris, du reste, pas grand intérêt au sujet de leur querelle. Je dois pourtant appeler votre attention sur ce détail, qui est tout le nœud de mon histoire.

— Vous m’avez tout l’air de nous improviser un roman, dit Florimond en bâillant sans la moindre politesse.

— Vous allez voir, reprit M. Guigne, combien il serait prosaïque et mal combiné pour faire de l’effet. La querelle du baron et de la baronne roula pendant un quart d’heure sur deux intendants dont l’un était mort avant l’arrivée de madame au château, et dont l’autre, destiné à remplacer le défunt, ne se pressait point d’arriver. Comme madame s’ennuyait à la campagne, et souhaitait d’y laisser monsieur faire les affaires et installer le nouvel intendant, elle trouvait que M. Rousset était un sot de s’être laissé mourir au moment où le beau monde revient à Paris, et que personne ne va s’installer dans ses terres. Elle trouvait que M. Buisson était un autre sot de se faire désirer, et elle faisait entendre que M. le baron de Guernay était un troisième sot d’être accouru et de l’avoir fait accourir elle-même au-devant d’un homme d’affaires dont le métier était d’attendre et non pas d’être attendu.

— D’abord, ma chère baronne, répondait le baron, ce pauvre Rousset est mort le plus tard qu’il a pu, car il avait quatre-vingt-deux ans, et il a maintenu un ordre admirable dans mes affaires et dans ma maison pendant trente ou quarante ans qu’il a gouverné les biens de ma famille. C’était un homme précieux et que je dois regretter. Vous voyez dans quelle belle tenue il a laissé cette demeure et quel ordre il y avait établi.

— Tout cela m’est bien égal, dit la baronne ; je ne l’ai pas connu, et je ne peux pas partager vos regrets. D’ailleurs, vous exagérez tout, baron. Ma femme de chambre, qui a causé avec les domestiques d’ici, m’a dit que ce vieillard était avare comme Harpagon, et que depuis longtemps il avait perdu la tête.

— Sans doute, ses facultés avaient baissé avec l’âge. Pourtant il n’y paraît point à mes affaires, et quant à son économie, puisqu’elle était à mon profit, je ne vois pas comment je pourrais m’en plaindre.

— Allons, je vous passe votre Rousset, puisqu’il est mort, dit la baronne ; mais je ne vous pardonne pas votre Buisson. Je ne le connais pas plus que l’autre ; mais je lui en veux encore plus pour son impertinence de n’être pas encore-ici. Il n’y a que vous, baron, pour prendre des serviteurs de cette espèce-là ; des gens qui ont l’air de se faire prier pour entrer chez vous. Un monsieur Buisson qui vous tient le bec dans l’eau, ici, à ne rien commencer et à ne rien finir par conséquent ! Enfin, je vous déclare, mon ami, que si votre M. Buisson n’est pas ici demain, comme il n’y a pas de raison pour qu’il se décide, je m’en vais, moi, et je vous laisse me suivre ou rester, comme il vous plaira.

— Mais patience donc ! chère amie ; vous me ferez perdre l’esprit, s’écria le baron. M. Buisson sera ici demain matin, ce soir peut-être. J’ai encore reçu de lui ce matin une lettre qui me l’annonce. Que diable ! un homme d’affaires n’est pas un valet, et tant qu’il n’est pas entré en fonctions, on n’a pas d’ordres à lui donner.

— Il fallait lui écrire que c’était à prendre ou à laisser…

— J’en aurais eu bien de garde ! c’est un homme qui m’est trop bien recommandé, un homme aussi précieux que le pauvre Rousset dans son genre.

— Pourvu qu’il ne soit pas fou aussi, celui-là ! dit la baronne avec dépit ; car je crois que vous avez juré de les prendre aux petites maisons !

Le baron ne put se défendre de hausser les épaules d’impatience, et comme on se levait de table, il dit à un valet :

— Lapierre, vous direz au concierge de se tenir éveillé jusqu’à minuit, car M. Buisson, mon nouvel intendant, voyageant à cheval, peut arriver tard dans la soirée.

— Oui, monsieur le baron, répondit Lapierre ; j’y veillerai moi-même. L’appartement de feu M. Rousset est tout préparé pour recevoir M. Buisson.

Là-dessus nous passâmes au salon, et il ne fut plus question ni de Buisson ni de Rousset. Madame la baronne voulut bien se souvenir que j’étais là, et on me demanda de réciter des vers. J’offris de lire la pièce du baron ; mais madame dit qu’elle l’avait entendue six fois, qu’elle la savait par cœur, et qu’elle préférait le Corneille ou le Racine. Pour me venger de ses petits grands airs, je m’obstinais avec le baron. Il fallut transiger ; on convint que je lirais les plus beaux morceaux de M. le baron. Ah ! les beaux morceaux que c’était ! Après quoi, je fus libre de choisir ce qu’il me plairait de déclamer.

J’avais remarqué que le baron était extrêmement fatigué, et qu’il lui avait fallu tout l’amour qu’il portait à son œuvre pour le tenir éveillé jusqu’au bout. J’achevai de l’endormir en récitant d’un ton monotone de lourdes tirades de nos vieux auteurs. Je lui débitai avec emphase du Pradon, du Mairet et du Campistron, et il lui arriva enfin de ronfler tout haut. Madame bâillait, elle me trouvait froid ; mon débit et le choix de mes vers lui faisaient penser que je n’étais ni bon acteur ni homme de goût. Elle prit le parti de taquiner la somnolence de son mari. Il en eut du dépit, et alla se coucher, me laissant avec elle et une sorte de demoiselle de compagnie qui cousait au bout du salon, et qui ne tarda pas à s’éclipser, soit qu’elle fût assoupie aussi par ma voix, soit qu’elle eût, d’un côté, la consigne de rester auprès de madame, de l’autre, celle de n’y pas rester aussitôt que monsieur aurait tourné les talons.

Me voilà donc enfin en tête à tête avec la petite baronne, qui ne me paraissait y consentir que faute de mieux ou par un reste de curiosité. Aussitôt je change de visage, d’attitude, de voix et de sujets. De plat comédien de province, je redeviens l’acteur que vous connaissez et que j’étais déjà. Je laisse les rôles d’Agamemnon et d’Auguste, je m’empare des rôles de jeunesse et de passion ; je suis le Cid aux pieds de Chimène, Titus soupirant pour Bérénice ; puis je m’assure que la baronne entend bien l’italien, et, sur sa demande, j’improvise une scène à l’italienne. Déjà ma jeune châtelaine était émue ; je lui apparaissais sous un nouveau jour. Ses yeux bleus avaient fait semblant de verser quelques larmes et son sein d’êre oppressé ; mais je remarquais, moi, qu’elle avait l’œil brillant et la main brûlante, car j’avais réussi à effleurer cette main en gesticulant à propos. Lorsqu’elle me demanda comment, dans les canevas italiens, le dialogue nous venait si facilement que le public croyait entendre une pièce apprise par cœur, j’eus l’adresse de lui répondre que cela dépendait bien plus des acteurs qui nous donnaient la réplique que du sujet même de la pièce, et que tel personnage nous rendait éloquent par ses regards ou par l’inspiration qu’il nous communiquait. Par exemple, lui dis-je, dans une scène d’amour, il peut arriver qu’on exprime au naturel le sentiment que vous inspire votre interlocutrice. Cela s’est vu, et je suis certain que j’aurais été sublime dans certaines pièces, si j’avais eu devant les yeux un objet aussi accompli que je le rêvais en méditant mon rôle.

La baronne devint pensive.

— Je voudrais bien vous entendre et vous voir, dit-elle,