Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 1, 1852.djvu/27

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
21
LA MARE AU DIABLE

bons partis. Pourtant, à cause du père Maurice et de la qualité des terres que vous cultivez, j’aimerais mieux que ce fût vous. Mais ma fille est majeure et maîtresse de son bien ; elle agira donc selon son idée. Entrez, faites-vous connaître ; je souhaite que vous ayez le bon numéro !

— Pardon, excuse, répondit Germain, fort surpris de se trouver en surnuméraire là où il avait compté d’être seul. Je ne savais pas que votre fille fût déjà pourvue de prétendants, et je n’étais pas venu pour la disputer aux autres.

— Si vous avez cru que, parce que vous tardiez à venir, répondit, sans perdre sa bonne humeur, le père Léonard, ma fille se trouvait au dépourvu, vous vous êtes grandement trompé, mon garçon. La Catherine a de quoi attirer les épouseurs, et elle n’aura que l’embarras du choix. Mais, entrez à la maison, vous dis-je, et ne perdez pas courage. C’est une femme qui vaut la peine d’être disputée.

Et poussant Germain par les épaules avec une rude gaîté : — Allons, Catherine, s’écria-t-il en entrant dans la maison, en voilà un de plus !

Cette manière joviale mais grossière d’être présenté à la veuve, en présence de ses autres soupirants, acheva de troubler et de mécontenter le laboureur. Il se sentit gauche et resta quelques instants sans oser lever les yeux sur la belle et sur sa cour.

La veuve Guérin était bien faite et ne manquait pas de fraîcheur. Mais elle avait une expression de visage et une toilette qui déplurent tout d’abord à Germain. Elle avait l’air hardi et content d’elle-même, et ses cornettes garnies d’un triple rang de dentelle, son tablier de soie, et son fichu de blonde noire étaient peu en rapport avec l’idée qu’il s’était faite d’une veuve sérieuse et rangée. Cette recherche d’habillements et ces manières dégagées la lui firent trouver vieille et laide, quoiqu’elle ne fût ni l’un ni l’autre. Il pensa qu’une si jolie parure et des manières si enjouées siéraient à l’âge et à l’esprit fin de la petite Marie, mais que cette veuve avait la plaisanterie lourde et hasardée, et qu’elle portait sans distinction ses beaux atours.

Les trois prétendants étaient assis à une table chargée de vins et de viandes, qui étaient là en permanence pour eux toute la matinée du dimanche ; car le père Léonard aimait à faire montre de sa richesse, et la veuve n’était pas fâchée non plus d’étaler sa belle vaisselle, et de tenir table comme une rentière. Germain, tout simple et confiant qu’il était, observa les choses avec assez de pénétration, et pour la première fois de sa vie il se tint sur la défensive en trinquant. Le père Léonard l’avait forcé de prendre place avec ses rivaux, et, s’asseyant lui-même vis-à-vis de lui, il le traitait de son mieux, et s’occupait de lui avec prédilection. Le cadeau de gibier, malgré la brèche que Germain y avait faite pour son propre compte, était encore assez copieux pour produire de l’effet. La veuve y parut sensible, et les prétendants y jetèrent un coup d’œil de dédain.

Germain se sentait mal à l’aise en cette compagnie et ne mangeait pas de bon cœur. Le père Léonard l’en plaisanta. — Vous voilà bien triste, lui dit-il, et vous boudez contre votre verre. Il ne faut pas que l’amour vous coupe l’appétit, car un galant à jeun ne sait point trouver de jolies paroles comme celui qui s’est éclairci les idées avec une petite pointe de vin. Germain fut mortifié qu’on le supposât déjà amoureux, et l’air maniéré de la veuve, qui baissa les yeux en souriant, comme une personne sûre de son fait, lui donna l’envie de protester contre sa prétendue défaite ; mais il craignit de paraître incivil, sourit et prit patience.

Les galants de la veuve lui parurent trois rustres. Il fallait qu’ils fussent bien riches pour qu’elle admit leurs prétentions. L’un avait plus de quarante ans et était quasi aussi gros que le père Léonard ; un autre était borgne et buvait tant qu’il en était abruti ; le troisième était jeune et assez joli garçon ; mais il voulait faire de l’esprit et disait des choses si plates que cela faisait pitié. Pourtant la veuve en riait comme si elle eût admiré toutes ces sottises, et, en cela, elle ne faisait pas preuve de goût. Germain crut d’abord qu’elle en était coiffée, mais bientôt il s’aperçut qu’il était lui-même encouragé d’une manière particulière, et qu’on souhaitait qu’il se livrât davantage. Ce lui fut une raison pour se sentir et se montrer plus froid et plus grave.

L’heure de la messe arriva, et on se leva de table pour s’y rendre ensemble. Il fallait aller jusqu’à Mers, à une bonne demi-lieue de là, et Germain était si fatigué qu’il eût fort souhaité avoir le temps de faire un somme auparavant ; mais il n’avait pas coutume de manquer la messe, et il se mit en route avec les autres.

Les chemins étaient couverts de monde et la veuve marchait d’un air fier, escortée de ses trois prétendants, donnant le bras tantôt à l’un, tantôt à l’autre, se rengorgeant et portant haut la tête. Elle eût fort souhaité produire le quatrième aux yeux des passants ; mais Germain trouva si ridicule d’être traîné ainsi de compagnie par un cotillon, à la vue de tout le monde, qu’il se tint à distance convenable, causant avec le père Léonard, et trouvant moyen de le distraire et de l’occuper assez pour qu’ils n’eussent point l’air de faire partie de la bande.


XIII.

LE MAÎTRE.

Lorsqu’ils atteignirent le village, la veuve s’arrêta pour les attendre. Elle voulait absolument faire son entrée avec tout son monde ; mais Germain, lui refusant cette satisfaction, quitta le père Léonard, accosta plusieurs personnes de sa connaissance, et entra dans l’église par une autre porte. La veuve en eut du dépit.

Après la messe, elle se montra partout triomphante sur la pelouse où l’on dansait, et ouvrit la danse avec ses trois amoureux successivement. Germain la regarda faire et trouva qu’elle dansait bien, mais avec affectation.

— Eh bien ! lui dit Léonard en lui frappant sur l’épaule, vous ne faites donc pas danser ma fille ? Vous êtes aussi par trop timide !

— Je ne danse plus depuis que j’ai perdu ma femme, répondit le laboureur.

— Eh bien ! puisque vous en recherchez une autre, le deuil est fini dans le cœur comme sur l’habit.

— Ce n’est pas une raison, père Léonard ; d’ailleurs je me trouve trop vieux, je n’aime plus la danse.

— Écoutez, reprit Léonard en l’attirant dans un endroit isolé, vous avez pris du dépit en entrant chez moi, de voir la place déjà entourée d’assiégeants, et je vois que vous êtes très-fier ; mais ceci n’est pas raisonnable, mon garçon. Ma fille est habituée à être courtisée, surtout depuis deux ans qu’elle a fini son deuil, et ce n’est pas à elle à aller au-devant de vous.

— Il y a déjà deux ans que votre fille est à marier, et elle n’a pas encore pris son parti ? dit Germain.

— Elle ne veut pas se presser, et elle a raison. Quoiqu’elle ait la mine éveillée et qu’elle vous paraisse peut-être ne pas beaucoup réfléchir, c’est une femme d’un grand sens, et qui sait fort bien ce qu’elle fait.

— Il ne me semble pas, dit Germain ingénument, car elle a trois galants à sa suite, et si elle savait ce qu’elle veut, il y en aurait au moins deux qu’elle trouverait de trop et qu’elle prierait de rester chez eux.

— Pourquoi donc ? vous n’y entendez rien, Germain. Elle ne veut ni du vieux, ni du borgne, ni du jeune, j’en suis quasi certain ; mais si elle les renvoyait, on penserait qu’elle veut rester veuve, et il n’en viendrait pas d’autre.

— Ah ! oui ! ceux-là servent d’enseigne !

— Comme vous dites. Où est le mal, si cela leur convient ?

— Chacun son goût ! dit Germain.

— Je vois que ce ne serait pas le vôtre. Mais voyons, on peut s’entendre, à suuposer que vous soyez préféré : on pourrait vous laisser la place.