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FRANÇOIS LE CHAMPI.

Elle s’en revint à la maison, dit-il, où de la nuit elle ne dormit miette. Elle entendit bien rentrer François qui vint faire son paquet dans la chambre à côté, et elle l’entendit aussi sortir à la piquette du jour. Elle ne se dérangea qu’il ne fût un peu loin, pour ne point changer son courage en faiblesse, et quand elle l’entendit passer sur le petit pont, elle entre-bâilla subtilement sa porte sans se montrer, afin de le voir de loin encore une fois. Elle le vit s’arrêter et regarder la rivière et le moulin, comme pour leur dire adieu. Et puis il s’en alla bien vite, après avoir cueilli un feuillage de peuplier qu’il mit à son chapeau, comme c’est la coutume quand on va à la loue, pour montrer qu’on cherche une place.

Maître Blanchet arriva sur le midi et ne dit mot, jusqu’à ce que sa femme lui dit :

— Eh bien, il faut aller à la loue pour avoir un autre garçon de moulin, car François est parti, et vous voilà sans serviteur.

— Cela suffit, ma femme, répondit Blanchet, j’y vais aller, et je vous avertis de ne pas compter sur un jeune.

Voilà tout le remerciement qu’il lui fit de sa soumission, et elle se sentit si peinée qu’elle ne put s’empêcher de le montrer.

— Cadet Blanchet, dit-elle, j’ai obéi à votre volonté : j’ai renvoyé un bon sujet sans motif, et à regret, je ne vous le cache pas. Je ne vous demande pas de m’en savoir gré ; mais, à mon tour, je vous donne un commandement : c’est de ne pas me faire d’affront, parce que je n’en mérite pas.

Elle dit cela d’une manière que Blanchet ne lui connaissait point et qui fit de l’effet sur lui.

— Allons, femme, dit-il en lui tendant la main, faisons la paix sur cette chose-là et n’y pensons plus. Peut-être que j’ai été un peu trop précipiteux dans mes paroles ; mais c’est que, voyez-vous, j’avais des raisons pour ne point me fier à ce champi. C’est le diable qui met ces enfants-là dans le monde, et il est toujours après eux. Quand ils sont bons sujets d’un côté, ils sont mauvais garnements sur un autre point. Ainsi je sais bien que je trouverai malaisément un domestique aussi rude au travail que celui-là ; mais le diable, qui est bon père, lui avait soufflé le libertinage dans l’oreille, et je sais une femme qui a eu à s’en plaindre.

— Cette femme-là n’est pas la vôtre, répondit Madeleine, et il se peut qu’elle mente. Quand elle dirait vrai, ce ne serait point de quoi me soupçonner.

— Est-ce que je te soupçonne ? dit Blanchet haussant les épaules ; je n’en avais qu’après lui, et à présent qu’il est parti, je n’y pense plus. Si je t’ai dit quelque chose qui t’ait déplu, prends que je plaisantais.

— Ces plaisanteries-là ne sont pas de mon goût, répliqua Madeleine. Gardez-les pour celles qui les aiment.

XI.

Dans les premiers jours, Madeleine Blanchet porta assez bien son chagrin. Elle apprit de son nouveau domestique, qui avait rencontré François à la loue, que le champi s’était accordé pour dix-huit pistoles par an avec un cultivateur du côté d’Aigurande, qui avait un fort moulin et des terres. Elle fut contente de le savoir bien placé, et elle fit son possible pour se remettre à ses occupations sans trop de regret. Mais, malgré elle, le regret fut grand, et elle en fut longtemps malade d’une petite fièvre qui la consumait tout doucettement, sans que personne y fit attention. François avait bien dit qu’en s’en allant il lui emmenait son meilleur ami. L’ennui la prit de se voir toute seule, et de n’avoir personne à qui causer. Elle en choya d’autant plus son fils Jeannie, qui était, de vrai, un gentil gars, et pas plus méchant qu’un agneau.

Mais outre qu’il était trop jeune pour comprendre tout ce qu’elle aurait pu dire à François, il n’avait pas pour elle les soins et les attentions qu’au même âge le champi avait eus. Jeannie aimait bien sa mère, et plus même que le commun des enfants ne fait, parce qu’elle était une mère comme il ne s’en voit pas tous les jours. Mais il ne s’étonnait et ne s’émeuvait pas tant pour elle que François. Il trouvait tout simple d’être aimé et caressé si fidèlement. Il en profitait comme de son bien, et y comptait comme sur son dû. Au lieu que le champi n’était méconnaissant de la plus petite amitié et en faisait si grand remerciement par sa conduite, sa manière de parler, et de regarder, et de rougir, et de pleurer, qu’en se trouvant avec lui, Madeleine oubliait qu’elle n’avait eu ni repos, ni amour, ni consolation dans son ménage.

Elle resongea à son malheur quand elle retomba dans son désert, et remâcha longuement toutes les peines que cette amitié et cette compagnie avaient tenues en suspens. Elle n’avait plus personne pour lire avec elle, pour s’intéresser à la misère du monde avec elle, pour prier d’un même cœur, et même pour badiner honnêtement quand et quand, en paroles de bonne foi et de bonne humeur. Tout ce qu’elle voyait, tout ce qu’elle faisait n’avait plus de goût pour elle, et lui rappelait le temps où elle avait eu ce bon compagnon si tranquille et si amiteux. Allait-elle à sa vigne, ou à ses arbres fruitiers, ou dans le moulin, il n’y avait pas un coin grand comme la main où elle n’eût repassé dix mille fois avec cet enfant pendu à sa robe, ou ce courageux serviteur empressé à son côté. Elle était comme si elle avait perdu un fils de grande valeur et de grand espoir, et elle avait beau aimer celui qui lui restait, il y avait une moitié de son amitié dont elle ne savait plus que faire.

Son mari, la voyant traîner un malaise, et prenant en pitié l’air de tristesse et d’ennui qu’elle avait, craignit qu’elle ne fit une forte maladie, et il n’avait pas envie de la perdre, parce qu’elle tenait son bien en bon ordre et ménageait de son côté ce qu’il mangeait du sien. La Sévère ne voulant pas le souffrir à son moulin, il sentait bien que tout irait mal pour lui dans cette partie de son avoir si Madeleine n’en avait plus la charge, et, tout en la réprimandant à l’habitude, et se plaignant qu’elle n’y mettait pas assez de soin, il n’avait garde d’espérer mieux de la part d’une autre.

Il s’ingénia donc, pour la soigner et la désennuyer, de lui trouver une compagnie, et la chose vint à point que, son oncle, étant mort, la plus jeune de ses sœurs, qui était sous sa tutelle, lui tomba sur les bras. Il avait pensé d’abord à la mettre de résidence chez la Sévère, mais ses autres parents lui en firent honte ; et d’ailleurs quand la Sévère eut vu que cette fillette prenait quinze ans et qu’elle s’annonçait pour jolie comme le jour, elle n’eut plus envie d’avoir dans sa maison le bénéfice de cette tutelle, et elle dit à Blanchet que la garde et la veillance d’une jeunesse lui paraissaient trop chanceuses.

En raison de quoi Blanchet, qui voyait du profit à être le tuteur de sa sœur, — car l’oncle qui l’avait élevée l’avait avantagée sur son testament, — et qui n’avait garde de confier son entretien à autre parenté, l’amena à son moulin et enjoignit à sa femme de l’avoir pour sœur et compagne, de lui apprendre à travailler, de s’en faire aider dans le soin du ménage, et de lui rendre la tâche assez douce pourtant pour qu’elle n’eût point envie d’aller vivre autre part.

Madeleine accepta de bonne volonté ledit arrangement de famille. Mariette Blanchet lui plut tout d’abord, pour l’avantage de sa beauté qui avait déplu à la Sévère. Elle pensait qu’un bon esprit et un bon cœur vont toujours de compagnie avec une belle figure, et elle reçut la jeune enfant, non pas tant comme une sœur que comme une fille, qui lui remplacerait peut-être son pauvre François.

Pendant ce temps-là le pauvre François prenait son mal en patience autant qu’il pouvait, et ce n’était guère, car jamais ni homme ni enfant ne fut chargé d’un mal pareil. Il commença par en faire une maladie, et ce fut peut-être un bonheur pour lui, car là il éprouva le bon cœur de ses maîtres, qui ne le firent point porter à l’hôpital et le gardèrent chez eux où il fut bien soigné. Ce meunier-là ne ressemblait guère à Cadet Blanchet, et sa fille, qui avait une trentaine d’années et n’était point en-