Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 1, 1852.djvu/25

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
19
LA MARE AU DIABLE

comme de grands bras décharnés sur la tête de nos voyageurs ; c’était un bel endroit, mais si désert et si triste, que Germain, las d’y souffrir, se mit à chanter et à jeter des pierres dans l’eau pour s’étourdir sur l’ennui effrayant de la solitude. Il désirait aussi éveiller la petite Marie ; et lorsqu’il vil qu’elle se levait et regardait le temps, il lui proposa de se remettre en route.

— Dans deux heures, lui dit-il, l’approche du jour rendra l’air si froid, que nous ne pourrons plus y tenir, malgré notre feu… À présent, on voit à se conduire, et nous trouverons bien une maison qui nous ouvrira, ou du moins quelque grange où nous pourrons passer à couvert le reste de la nuit.

Marie n’avait pas de volonté ; et, quoiqu’elle eût encore grande envie de dormir, elle se disposa à suivre Germain.

Celui-ci prit son fils dans ses bras sans le réveiller, et voulut que Marie s’approchât de lui pour se cacher dans son manteau, puisqu’elle ne voulait pas reprendre sa cape roulée autour du Petit-Pierre.

Quand il sentit la jeune fille si près de lui, Germain, qui s’était distrait et égayé un instant, recommença à perdre la tête. Deux ou trois fois il s’éloigna brusquement, et la laissa marcher seule. Puis, voyant qu’elle avait peine à le suivre, il l’attendait, l’attirait vivement près de lui, et la pressait si fort, qu’elle en était étonnée et même fâchée sans oser le dire.

Comme ils ne savaient point du tout de quelle direction ils étaient partis, ils ne savaient pas celle qu’ils suivaient ; si bien, qu’ils remontèrent encore une fois tout le bois, se retrouvèrent, de nouveau, en face de la lande déserte, revinrent sur leurs pas, et, après avoir tourné et marché longtemps, ils aperçurent de la clarté à travers les branches.

— Bon ! voici une maison, dit Germain, et des gens déjà éveillés, puisque le feu est allumé. Il est donc bien tard ?

Mais ce n’était pas une maison : c’était le feu de bivouac qu’ils avaient couvert en partant, et qui s’était rallumé à la brise…

Ils avaient marché pendant deux heures pour se retrouver au point de départ.


XI.

À LA BELLE ÉTOILE.

— Pour le coup, j’y renonce ! dit Germain en frappant du pied. On nous a jeté un sort, c’est bien sûr, et nous ne sortirons d’ici qu’au grand jour. Il faut que cet endroit soit endiablé.

— Allons, allons, ne nous fâchons pas, dit Marie, et prenons-en notre parti. Nous ferons un plus grand feu, l’enfant est si bien enveloppé qu’il ne risque rien, et pour passer une nuit dehors nous n’en mourrons point. Où avez-vous caché la bâtine, Germain ? Au milieu des houx, grand étourdi ! C’est commode pour aller la reprendre !

— Tiens l’enfant, prends-le, que je retire son lit des broussailles ; je ne veux pas que tu te piques les mains.

— C’est fait, voici le lit, et quelques piqûres ne sont pas des coups de sabre, reprit la brave petite fille.

Elle procéda de nouveau au coucher du petit Pierre, qui était si bien endormi cette fois qu’il ne s’aperçut en rien de ce nouveau voyage. Germain mit tant de bois au feu que toute la forêt en resplendit à la ronde : mais la petite Marie n’en pouvait plus, et quoiqu’elle ne se plaignit de rien, elle ne se soutenait plus sur ses jambes. Elle était pâle et ses dents claquaient de froid et de faiblesse. Germain la prit dans ses bras pour la réchauffer ; et l’inquiétude, la compassion, des mouvements de tendresse irrésistible s’emparant de son cœur, firent taire ses sens. Sa langue se délia comme par miracle, et toute honte cessant :

— Marie, lui di-il, tu me plais, et je suis bien malheureux de ne pas te plaire. Si tu voulais m’accepter pour ton mari, il n’y aurait ni beau-père, ni parents, ni voisins, ni conseils qui pussent m’empêcher de me donner à toi. Je sais que tu rendrais mes enfants heureux, que tu leur apprendrais à respecter le souvenir de leur mère, et, ma conscience étant en repos, je pourrais contenter mon cœur. J’ai toujours eu de l’amitié pour toi, et à présent je me sens si amoureux que si tu me demandais de faire toute ma vie tes mille volontés, je te le jurerais sur l’heure. Vois, je t’en prie, comme je t’aime, et tâche d’oublier mon âge. Pense que c’est une fausse idée qu’on se fait quand on croit qu’un homme de trente ans est vieux. D’ailleurs je n’ai que vingt-huit ans ! une jeune fille craint de se faire critiquer en prenant un homme qui a dix ou douze ans de plus qu’elle, parce que ce n’est pas la coutume du pays ; mais j’ai entendu dire que dans d’autres pays on ne regardait point à cela ; qu’au contraire on aimait mieux donner pour soutien, à une jeunesse, un homme raisonnable et d’un courage bien éprouvé qu’un jeune gars qui peut se déranger, et, de bon sujet qu’on le croyait, devenir un mauvais garnement. D’ailleurs, les années ne font pas toujours l’âge. Cela dépend de la force et de la santé qu’on a. Quand un homme est usé par trop de travail et de misère ou par la mauvaise conduite, il est vieux avant vingt-cinq ans. Au lieu que moi… Mais tu ne m’écoutes pas, Marie !

— Si fait, Germain, je vous entends bien, répondit la petite Marie, mais je songe à ce que m’a toujours dit ma mère : c’est qu’une femme de soixante ans est bien à plaindre quand son mari en a soixante-dix ou soixante-quinze, et qu’il ne peut plus travailler pour la nourrir. Il devient infirme, et il faut qu’elle le soigne à l’âge où elle commencerait elle-même à avoir grand besoin de ménagement et de repos. C’est ainsi qu’on arrive à finir sur la paille.

— Les parents ont raison de dire cela, j’en conviens, Marie, reprit Germain ; mais enfin ils sacrifieraient tout le temps de la jeunesse, qui est le meilleur, à prévoir ce qu’on deviendra à l’âge où l’on n’est plus bon à rien, et où il est indifférent de finir d’une manière ou d’une autre. Mais moi je ne suis pas dans le danger de mourir de faim sur mes vieux jours. Je suis à même d’amasser quelque chose, puisque, vivant avec les parents de ma femme, je travaille beaucoup et je ne dépense rien. D’ailleurs, je t’aimerai tant, vois-tu, que ça m’empêchera de vieillir. On dit que quand un homme est heureux, il se conserve, et je sens bien que je suis plus jeune que Bastien pour t’aimer ; car il ne t’aime pas, lui, il est trop bête, trop enfant pour comprendre comme tu es jolie et bonne, et faite pour être recherchée. Allons, Marie, ne me déteste pas, je ne suis pas un méchant homme : j’ai rendu ma Catherine heureuse, elle a dit devant Dieu à son lit de mort qu’elle n’avait jamais eu de moi que du contentement, et elle m’a recommandé de me remarier. Il semble que son esprit ait parlé ce soir à son enfant, au moment où il s’est endormi. Est-ce que tu n’as pas entendu ce qu’il disait ? et comme sa petite bouche tremblait, pendant que ses yeux regardaient en l’air quelque chose que nous ne pouvions pas voir ! Il voyait sa mère, sois-en sûre, et c’était elle qui lui faisait dire qu’il te voulait pour la remplacer.

— Germain, répondit Marie, tout étonnée et toute pensive, vous parlez honnêtement et tout ce que vous dites est vrai. Je suis sûre que je ferais bien de vous aimer, si ça ne mécontentait pas trop vos parents : mais que voulez-vous que j’y fasse ? le cœur ne m’en dit pas pour vous. Je vous aime bien, mais quoique votre âge ne vous enlaidisse pas, il me fait peur. Il me semble que vous êtes quelque chose pour moi, comme un oncle ou un parrain ; que je vous dois le respect, et que vous auriez des moments où vous me traiteriez comme une petite fille plutôt que comme votre femme et votre égale. Enfin, mes camarades se moqueraient peut-être de moi, et quoique ça soit une sottise de faire attention à cela, je crois que je serais honteuse et un peu triste le jour de mes noces.

— Ce sont là des raisons d’enfant ; tu parles tout à fait comme un enfant, Marie !