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LA MARQUISE.

« Eh bien ! dis-je, si j’obtiens de vous une seule pensée de compassion, si ce soir, à l’heure avidement appelée où chaque soir je recommence à vivre, j’aperçois sur vos traits une légère expression de pitié, je partirai moins malheureux ; j’emporterai de France un souvenir qui me donnera peut-être la force de vivre ailleurs et d’y poursuivre mon ingrate et pénible carrière.

« Mais vous devez le savoir déjà, Madame : il est impossible que mon trouble, mon emportement, mes cris de colère et de désespoir ne m’aient pas trahi vingt fois sur la scène. Vous n’avez pas pu allumer tous ces feux sans avoir un peu la conscience de ce que vous faisiez. Ah ! vous avez peut-être joué comme le tigre avec sa proie, vous vous êtes fait un amusement peut-être de mes tourments et de mes folies.

« Oh ! non : c’est trop de présomption. Non, Madame, je ne le crois pas ; vous n’y avez jamais songé. Vous êtes sensible aux vers du grand Corneille, vous vous identifiez avec les nobles passions de la tragédie : voilà tout. Et moi, insensé, j’ai osé croire que ma voix seule éveillait quelquefois vos sympathies, que mon cœur avait un écho dans le vôtre, qu’il y avait entre vous et moi quelque chose de plus qu’entre moi et le public. Oh ! c’était une insigne, mais bien douce folie ! Laissez-la-moi, Madame ; que vous importe ? Craindriez-vous que j’allasse m’en vanter ? De quel droit pourrais-je le faire, et quel titre aurais-je pour être cru sur ma parole ? Je ne ferais que me livrer à la risée des gens sensés. Laissez-la-moi, vous dis-je, cette conviction que j’accueille en tremblant et qui m’a donné plus de bonheur à elle seule que la sévérité du public envers moi ne m’a donné de chagrin. Laissez-moi vous bénir, vous remercier à genoux de cette sensibilité que j’ai découverte dans votre âme et que nulle autre âme ne m’a accordée, de ces larmes que je vous ai vue verser sur mes malheurs de théâtre, et qui ont souvent porté mes inspirations jusqu’au délire ; de ces regards timides qui, je l’ai cru du moins, cherchaient à me consoler des froideurs de mon auditoire.

« Oh ! pourquoi êtes-vous née dans l’éclat et dans le faste ! pourquoi ne suis-je qu’un pauvre artiste sans gloire et sans nom ! Que n’ai-je la faveur du public et la richesse d’un financier à troquer contre un nom, contre un de ces titres que jusqu’ici j’ai dédaignés, et qui me permettraient peut-être d’aspirer à vous ! Autrefois je préférais la distinction du talent à toute autre ; je me demandais à quoi bon être chevalier ou marquis, si ce n’est pour être sot, fat et impertinent ; je haïssais l’orgueil des grands, et je me croyais assez vengé de leurs dédains si je m’élevais au-dessus d’eux par mon génie.

« Chimères et déceptions ! mes forces ont trahi mon ambition insensée. Je suis resté obscur ; j’ai fait pis, j’ai frisé le succès, et je l’ai laissé échapper. Je croyais me sentir grand, et on m’a jeté dans la poussière ; je m’imagmais toucher au sublime, on m’a condamné au ridicule. La destinée m’a pris avec mes rêves démesurés et mon âme audacieuse, et elle m’a brisé comme un roseau ! Je suis un homme bien malheureux !

« Mais la plus grande de mes folies, c’est d’avoir jeté mes regards au delà de cette rampe de quinquets qui trace une ligne invincible entre moi et le reste de la société. C’est pour moi le cercle de Popilius. J’ai voulu le franchir ! J’ai osé avoir des yeux, moi comédien, et les arrêter sur une belle femme ! sur une femme si jeune, si noble, si aimante et placée si haut ! car vous êtes tout cela, Madame, je le sais. Le monde vous accuse de froideur et de dévotion outrée, moi seul je vous juge et je vous connais. Un seul de vos sourires, une seule de vos larmes, ont suffi pour démentir les fables stupides qu’un chevalier de Brétillac m’a débitées contre vous.

« Mais quelle destinée est donc aussi la vôtre ! Quelle étrange fatalité pèse donc, sur vous comme sur moi pour qu’au sein d’un monde si brillant et qui se dit si éclairé, vous n’ayez trouvé pour vous rendre justice que le cœur d’un pauvre comédien ? Eh bien ! rien ne m’ôtera cette pensée triste et consolante ; c’est que, si nous étions nés sur le même échelon de la société, vous n’auriez pas pu m’échapper, quels qu’eussent été mes rivaux, quelle que soit ma médiocrité. Il aurait fallu vous rendre à une vérité, c’est qu’il y a en moi quelque chose de plus grand que leurs fortunes et leurs titres, la puissance de vous aimer.

« Lélio. »

Cette lettre, continua la marquise, étrange pour le temps où elle fut écrite, me sembla, malgré quelques souvenirs de déclamation racinienne qui percent dans le commencement, tellement forte et vraie, j’y trouvai un sentiment de passion si neuf et si hardi, que j’en fus bouleversée. Le reste de fierté qui combattait en moi s’évanouit. J’eusse donné tous mes jours pour une heure d’un pareil amour.

Je ne vous raconterai pas mes anxiétés, mes fantaisies, mes terreurs ; moi-même je ne pourrais en retrouver le fil et la liaison. Je répondis quelques mots que voici, autant que je me les rappelle :

« Je ne vous accuse pas, Lélio, j’accuse la destinée : je ne vous plains pas seul, je me plains aussi. Pour aucune raison d’orgueil, de prudence ou de pruderie, je ne voudrais vous retirer la consolation de vous croire distingué de moi. Gardez-la, parce que c’est la seule que j’aie à vous offrir. Je ne puis jamais consentir à vous voir. »

Le lendemain je reçus un billet que je lus à la hâte, et que j’eus à peine le temps de jeter au feu pour le dérober à Larrieux, qui me surprit occupée à le lire. Il était à peu près conçu en ces termes :

« Madame, il faut que je vous parle ou que je meure. Une fois, une seule fois, une heure seulement, si vous voulez. Que craignez-vous donc d’une entrevue, puisque vous vous fiez à mon honneur et à ma discrétion ? Madame, je sais qui vous êtes ; je connais l’austérité de vos mœurs, je connais votre piété, je connais même vos sentiments pour le vicomte de Larrieux. Je n’ai pas la sottise d’espérer de vous autre chose qu’une parole de pitié ; mais il faut qu’elle tombe de vos lèvres sur moi. Il faut que mon cœur la recueille et l’emporte, ou il faut que mon cœur se brise.

« Lélio. »

Je dirai pour ma gloire, car toute noble et courageuse confiance est glorieuse dans le danger, que je n’eus pas un instant la crainte d’être raillée par un impudent libertin. Je crus religieusement à l’humble sincérité de Lélio. D’ailleurs j’étais payée pour avoir confiance en ma force ; je résolus de le voir. J’avais complètement oublié sa figure flétrie, son mauvais ton, son air commun ; je ne connaissais plus de lui que le prestige de son génie, son style et son amour. Je lui répondis :

« Je vous verrai ; trouvez un lieu sûr ; mais n’espérez de moi que ce que vous demandez. J’ai foi en vous comme en Dieu. Si vous cherchiez à en abuser, vous seriez un misérable, et je ne vous craindrais pas. »

RÉPONSE. « Votre confiance vous sauverait du dernier des scélérats. Vous verrez, Madame, que Lélio n’en est pas indigne. Le duc de *** a eu la bonté de me proposer souvent sa maison de la rue de Valois ; qu’en aurais-je fait ? Il y a trois ans qu’il n’existe plus pour moi qu’une femme sous le ciel. Daignez être au rendez-vous au sortir de la comédie. »

Suivaient les indications de lieu.

Je reçus ce billet à quatre heures. Toute cette négociation s’était passée dans l’espace d’un jour. J’avais employé cette journée à parcourir mes appartements comme une personne privée de raison ; j’avais la fièvre. Cette rapidité d’événements et de décisions, contraires à cinq ans de résolutions, m’emportait comme un rêve ; et quand j’eus pris le dernier parti, quand je vis que je m’étais engagée et qu’il n’était plus temps de reculer, je tombai accablée sur mon ottomane, ne respirant plus et voyant ma chambre tourner sous mes pieds.