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LA MARQUISE.

elle-même que pour ses agaceries coquettes. Des femmes infiniment moins admirées lui avaient ravi tous ses adorateurs, et, ce qu’il y a d’étrange, elle n’avait pas semblé s’en soucier beaucoup. Ce qu’elle m’avait raconté, à bâtons rompus, de sa vie me faisait penser que ce cœur-là n’avait point eu de jeunesse, et que la froideur de l’égoïsme avait dominé toute autre faculté. Cependant je voyais autour d’elle des amitiés assez vives pour la vieillesse : ses petits-enfants la chérissaient, et elle faisait du bien sans ostentation ; mais comme elle ne se piquait pas de principes, et avouait n’avoir jamais aimé son amant, le vicomte de Larrieux, je ne pouvais pas trouver d’autre explication à son caractère.

Un soir je la vis plus expansive encore que de coutume. Il y avait de la tristesse dans ses pensées. « Mon cher enfant, me dit-elle, le vicomte de Larrieux vient de mourir de sa goutte ; c’est une grande douleur pour moi, qui fus son amie pendant soixante ans. Et puis il est effrayant de voir comme l’on meurt ! Ce n’est pas étonnant, il était si vieux !

— Quel âge avait-il ? demandai-je.

— Quatre-vingt-quatre ans. Pour moi, j’en ai quatre-vingts ; mais je ne suis pas infirme comme il l’était ; je dois espérer de vivre plus que lui. N’importe ! voici plusieurs de mes amis qui s’en vont cette année, et on a beau se dire qu’on est plus jeune et plus robuste, on ne peut pas s’empêcher d’avoir peur quand on voit partir ainsi ses contemporains.

— Ainsi, lui dis-je, voilà tous les regrets que vous lui accordez, à ce pauvre Larrieux, qui vous a adorée pendant soixante ans, qui n’a cessé de se plaindre de vos rigueurs, et qui ne s’en est jamais rebuté ? C’était le modèle des amants, celui-là ! On ne fait plus de pareils hommes !

— Laissez donc, dit la marquise avec un sourire froid, cet homme avait la manie de se lamenter et de se dire malheureux. Il ne l’était pas du tout, chacun le sait. »

Voyant ma marquise en train de babiller, je la pressai de questions sur ce vicomte de Larrieux et sur elle-même ; et voici la singulière réponse que j’en obtins.

« Mon cher enfant, je vois bien que vous me regardez comme une personne d’un caractère très-maussade et très-inégal. Il se peut que cela soit. Jugez-en vous-même : je vais vous dire toute mon histoire, et vous confesser des travers que je n’ai jamais dévoilés à personne. Vous qui êtes d’une époque sans préjugés, vous me trouverez moins coupable peut-être que je ne me le semble à moi-même ; mais, quelle que soit l’opinion que vous prendrez de moi, je ne mourrai pas sans m’être fait connaître à quelqu’un. Peut-être me donnerez-vous quelque marque de compassion qui adoucira la tristesse de mes souvenirs.

Je fus élevée à Saint-Cyr. L’éducation brillante qu’on y recevait produisait effectivement fort peu de chose. J’en sortis à seize ans pour épouser le marquis de R…, qui en avait cinquante, et je n’osai pas m’en plaindre, car tout le monde me félicitait sur ce beau mariage, et toutes les filles sans fortune enviaient mon sort.

J’ai toujours eu peu d’esprit ; dans ce temps-là j’étais tout à fait bête. Cette éducation claustrale avait achevé d’engourdir mes facultés déjà très-lentes. Je sortis du couvent avec une de ces niaises innocences dont on a bien tort de nous faire un mérite, et qui nuisent souvent au bonheur de toute notre vie.

En effet, l’expérience que j’acquis en six mois de mariage trouva un esprit si étroit pour la recevoir, qu’elle ne me servit de rien. J’appris, non pas à connaître la vie, mais à douter de moi-même. J’entrai dans le monde avec des idées tout à fait fausses et des préventions dont toute ma vie n’a pu détruire l’effet.

À seize ans et demi j’étais veuve ; et ma belle-mère, qui m’avait prise en amitié pour la nullité de mon caractère, m’exhorta à me remarier. Il est vrai que j’étais grosse, et que le faible douaire qu’on me laissait devait retourner à la famille de mon mari au cas où je donnerais un beau-père à son héritier. Dès que mon deuil fut passé, on me produisit donc dans le monde, et l’on m’y entoura de galants. J’étais alors dans tout l’éclat de la beauté, et, de l’aveu de toutes les femmes, il n’était point de figure ni de taille qui pussent m’être comparées.

Mais mon mari, ce libertin vieux et blasé qui n’avait jamais eu pour moi qu’un dédain ironique, et qui m’avait épousée pour obtenir une place promise à ma considération, m’avait laissé tant d’aversion pour le mariage que jamais je ne voulus consentir à contracter de nouveaux liens. Dans mon ignorance de la vie, je m’imaginais que tous les hommes étaient les mêmes, que tous avaient cette sécheresse de cœur, cette impitoyable ironie, ces caresses froides et insultantes qui m’avaient tant humiliée. Toute bornée que j’étais, j’avais fort bien compris que les rares transports de mon mari ne s’adressaient qu’à une belle femme, et qu’il n’y mettait rien de son âme. Je redevenais ensuite pour lui une sotte dont il rougissait en public, et qu’il eut voulu pouvoir renier.

Cette funeste entrée dans la vie me désenchanta pour jamais. Mon cœur, qui n’était peut-être pas destiné à cette froideur, se resserra et s’entoura de méfiances. Je pris les hommes en aversion et en dégoût. Leurs hommages m’insultèrent ; je ne vis en eux que des fourbes qui se faisaient esclaves pour devenir tyrans. Je leur vouai un ressentiment et une haine éternels.

Quand on n’a pas besoin de vertu, on n’en a pas ; voilà pourquoi, avec les mœurs les plus austères, je ne fus point vertueuse. Oh ! combien je regrettai de ne pouvoir l’être ! combien je l’enviai, cette force morale et religieuse qui combat les passions et colore la vie ! la mienne fut si froide et si nulle ! que n’eussé-je point donné pour avoir des passions à réprimer, une lutte à soutenir, pour pouvoir me jeter à genoux et prier comme ces jeunes femmes que je voyais, au sortir du couvent, se maintenir sages dans le monde durant quelques années à force de ferveur et de résistance ! Moi, malheureuse, qu’avais-je à faire sur la terre ? Rien qu’à me parer, à me montrer et à m’ennuyer. Je n’avais point de cœur, point de remords, point de terreurs ; mon ange gardien dormait au lieu de veiller. La Vierge et ses chastes mystères étaient pour moi sans consolation et sans poésie. Je n’avais nul besoin des protections célestes : les dangers n’étaient pas faits pour moi, et je me méprisais pour ce dont j’eusse dû me glorifier.

Car il faut vous dire que je m’en prenais à moi autant qu’aux autres quand je trouvais en moi cette volonté de ne pas aimer dégénérée en impuissance. J’avais souvent confié aux femmes qui me pressaient de faire choix d’un mari ou d’un amant l’éloignement que m’inspiraient l’ingratitude, l’égoïsme et la brutalité des hommes. Elles me riaient au nez quand je parlais ainsi, m’assurant que tous n’étaient pas semblables à mon vieux mari, et qu’ils avaient des secrets pour se faire pardonner leurs défauts et leurs vices. Cette manière de raisonner me révoltait ; j’étais humiliée d’être femme en entendant d’autres femmes exprimer des sentiments aussi grossiers, et rire comme des folles quand l’indignation me montait au visage. Je m’imaginais un instant valoir mieux qu’elles toutes.

Et puis je retombais avec douleur sur moi-même ; l’ennui me rongeait. La vie des autres était remplie, la mienne était vide et oisive. Alors je m’accusais de folie et d’ambition démesurée ; je me mettais à croire tout ce que m’avaient dit ces femmes rieuses et philosophes, qui prenaient si bien leur siècle comme il était. Je me disais que l’ignorance m’avait perdue, que je m’étais forgé des espérances chimériques, que j’avais rêvé des hommes loyaux et parfaits qui n’étaient point de ce monde. En un mot, je m’accusais de tous les torts qu’on avait eus envers moi.

Tant que les femmes espérèrent me voir bientôt convertie à leurs maximes et à ce qu’elles appelaient leur sagesse, elles me supportèrent. Il y en avait même plus d’une qui fondait sur moi un grand espoir de justification pour elle-même, plus d’une qui avait passé des témoignages exagérés d’une vertu farouche à une conduite éventée, et qui se flattait de me voir donner au monde l’exemple d’une légèreté capable d’excuser la sienne.

Mais quand elles virent que cela ne se réalisait point,