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VALENTINE.


QUATRIÈME PARTIE.

XXX.

Quinze mois s’écoulèrent ainsi : quinze mois de calme et de bonheur dans la vie de cinq individus, c’est presque fabuleux. Il en fut ainsi pourtant. Le seul chagrin qu’éprouva Bénédict, ce fut de voir quelquefois Valentine pâle et rêveuse. Alors il se hâtait d’en chercher la cause, et il découvrait toujours qu’elle avait rapport à quelque alarme de son âme pieuse et timorée. Il parvenait à chasser ces légers nuages, car Valentine n’avait plus le droit de douter de sa force et de sa soumission. Les lettres de M. de Lansac achevaient de la rassurer, elle avait pris le parti de lui écrire que Louise était installée à la ferme avec son fils, et que M. Lhéry (Bénédict) s’occupait de l’éducation de ce jeune homme, sans dire dans quelle intimité elle vivait avec ces trois personnes. Elle avait ainsi expliqué leurs relations, en affectant de regarder M. de Lansac comme lié envers elle par la promesse de lui laisser voir sa sœur. Toute cette histoire avait paru bizarre et ridicule à M. de Lansac. S’il n’avait pas tout à fait deviné la vérité, du moins était-il sur la voie, il avait haussé les épaules en songeaut au mauvais goût et au mauvais ton d’une intrigue de sa femme avec un cuistre de province.

Mais, tout bien considéré, la chose lui plaisait mieux ainsi qu’autrement. Il s’était marié avec la ferme résolution de ne pas s’embarrasser de madame de Lansac, et, pour le moment, il entretenait avec une première danseuse du théâtre de Saint-Pétersbourg des relations qui lui faisaient envisager très-philosophiquement la vie. Il trouvait donc fort juste que sa femme se créât de son côté des affections qui l’enchaînassent loin de lui sans reproches et sans murmures. Tout ce qu’il désirait, c’était qu’elle agît avec prudence, et qu’elle ne le couvrît point, par une conduite dissolue, de ce sot et injuste ridicule qui s’attache aux maris trompés. Or, il se fiait assez au caractère de Valentine pour dormir en paix sur ce point ; et puisqu’il fallait nécessairement à cette jeune femme abandonnée ce qu’il appelait une occupation de cœur, il aimait mieux la lui voir chercher dans le mystère de la retraite qu’au milieu du bruit et de l’éclat des salons. Il se garda donc bien de critiquer ou de blâmer son genre de vie, et toutes ses lettres exprimèrent, dans les termes les plus affectueux et les plus honorables, la profonde indifférence avec laquelle il était résolu d’accueillir toutes les démarches de Valentine.

La confiance de son mari, dont elle attribua les motifs à de plus nobles causes, tourmenta longtemps Valentine en secret. Cependant peu à peu les susceptibilités de son esprit rigide s’engourdirent et se reposèrent dans le sein de Bénédict. Tant de respect, de stoïcisme, de désintéressement, un amour si pur et si courageux, la touchèrent profondément. Elle en vint à se dire que, loin d’être un sentiment dangereux, c’était là une vertu héroïque et précieuse, que Dieu et l’honneur sanctionnaient leurs liens, que son âme s’épurait et se fortifiait à ce feu sacré. Toutes les sublimes utopies de la passion robuste et patiente vinrent l’éblouir. Elle osa bien remercier le ciel de lui avoir donné pour sauveur et pour appui, dans les périls de la vie, ce puissant et magnanime complice qui la protégeait et la gardait contre elle-même. La dévotion jusqu’alors avait été pour elle comme un code de principes sacrés, fortement raisonnés et gravement repassés chaque jour pour la défense de ses mœurs ; elle changea de nature dans son esprit, et devint une passion poétique et enthousiaste, une source de rêves ascétiques et brûlants, qui, bien loin de servir de rempart à son cœur, l’ouvrirent de tous côtés aux attaques de la passion. Cette dévotion nouvelle lui sembla meilleure que l’ancienne. Comme elle la sentit plus intense et plus féconde en vives émotions, en ardentes aspirations vers le ciel, elle l’accueillit avec imprudence, et se plut à penser que l’amour de Bénédict l’avait allumée.

« De même que le feu purifie l’or, se disait-elle, l’amour vertueux élève l’âme, dirige son essor vers Dieu, source de tout amour. »

Mais, hélas ! Valentine ne s’aperçut point que cette foi, retrempée au feu des passions humaines, transigeait souvent avec les devoirs de son origine, et descendait à des alliances terrestres. Elle laissa ravager les forces que vingt ans de calme et d’ignorance avaient amassées en elle ; elle la laissa envahir et altérer ses convictions, jadis si nettes et si rigides, et couvrir de ses fleurs trompeuses l’âpre et étroit sentier du devoir. Ses prières devinrent plus longues ; le nom et l’image de Bénédict s’y mêlaient sans cesse, et elle ne les repoussait plus ; elle s’en entourait pour s’exciter à mieux prier : le moyen était infaillible, mais il était dangereux. Valentine sortait de son oratoire avec une âme exaltée, des nerfs irrités, un sang actif et brûlant ; alors les regards et les paroles de Bénédict ravageaient son cœur comme une lave ardente. Qu’il eût été assez hypocrite ou assez habile pour présenter l’adultère sous un jour mystique, et Valentine se perdait en invoquant le ciel.

Mais ce qui devait les préserver longtemps, c’était la candeur de ce jeune homme, en qui résidait vraiment une âme honnête. Il s’imaginait qu’au moindre effort pour ébranler la vertu de Valentine il devait perdre son estime et sa confiance, si péniblement achetées. Il ne savait pas qu’une fois engagée sur la pente rapide des passions on ne revient guère sur ses pas. Il n’avait pas la conscience de sa puissance ; l’eût-il eue, peut-être ne s’en serait-il pas servi, tant était droit et loyal encore cet esprit tout neuf et tout jeune.

Il fallait voir de quelles nobles fatuités, de quelles sublimes paradoxes ils sanctionnaient leur imprudent amour.

— Comment pourrais-je t’engager à manquer à tes principes, disait Bénédict à Valentine, moi qui te chéris pour cette force virile que tu m’opposes, moi qui préfère ta vertu à ta beauté, et ton âme à ton corps ! moi qui te tuerais avec moi, si l’on pouvait m’assurer de te posséder immédiatement dans le ciel, comme les anges possèdent Dieu !

— Non, tu ne saurais mentir, lui répondait Valentine, toi que Dieu m’a envoyé pour m’apprendre à le connaître et à l’aimer, toi qui le premier m’as fait concevoir sa puissance et m’as enseigné les merveilles de la création. Hélas ! je la croyais si petite et si bornée ! Mais toi, tu as grandi le sens des prophéties, tu m’as donné la clef des poésies sacrées, tu m’as révélé l’existence d’un vaste univers dont le pur amour est le lien et le principe. Je sais maintenant que nous avons été créés l’un pour l’autre, et que l’alliance immatérielle contractée entre nous est préférable à tous les liens terrestres.

Un soir, ils étaient tous réunis dans le joli salon du pavillon. Valentin, qui avait une voix agréable et fraîche, essayait une romance ; sa mère l’accompagnait. Athénaïs, un coude appuyé sur le piano, regardait attentivement son jeune favori, et ne voulait point s’apercevoir du malaise qu’elle lui causait. Bénédict et Valentine, assis près de la fenêtre, s’enivraient des parfums de la soirée, de calme, d’amour, de mélodie et d’air pur. Jamais Valentine n’avait senti une si profonde sécurité. L’enthousiasme se glissait de plus en plus dans son âme, et, sous le voile d’une juste admiration pour la vertu de son amant, grandissait sa passion intense et rapide. La pâle clarté des étoiles leur permettait à peine de se voir. Pour remplacer ce chaste et dangereux plaisir que verse le regard, ils laissèrent leurs mains s’enlacer. Peu à peu, l’étreinte devint plus brûlante, plus avide ; leurs sièges se rapprochèrent insensiblement, leurs cheveux s’effleuraient et se communiquaient l’électricité abondante qu’ils dégagent ; leurs haleines se mêlaient, et la brise du soir s’embrasait autour d’eux. Bénédict, accablé sous le poids du bonheur délicat et pénétrant que recèle un amour à la fois repoussé et partagé, pencha sa tête sur le bord de la croisée et appuya son front sur la main de Valentine, qu’il tenait toujours dans les siennes. Ivre et palpitant, il n’osait faire un mouvement, de peur de déranger l’autre main qui