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LA MARE AU DIABLE

— Vous voulez donc en manger deux ? Quel ogre ! allons, les voilà plumées. Je vais les cuire.

— Tu ferais une parfaite cantinière, petite Marie ; mais, par malheur, tu n’as pas de cantine, et je serai réduit à boire l’eau de cette mare.

— Vous voudriez du vin, pas vrai ? Il vous faudrait peut-être du café ? vous vous croyez à la foire sous la ramée ! Appelez l’aubergiste : de la liqueur au fin laboureur de Belair !

— Ah ! petite méchante, vous vous moquez de moi ? Vous ne boiriez pas du vin, vous, si vous en aviez ?

— Moi ? j’en ai bu ce soir, avec vous, chez la Rebec, pour la seconde fois de ma vie ; mais, si vous êtes bien sage, je vais vous en donner une bouteille quasi pleine, et du bon encore !

— Comment, Marie, tu es donc sorcière, décidément ?

— Est-ce que vous n’avez pas fait la folie de demander deux bouteilles de vin à la Rebec ? Vous en avez bu une avec votre petit, et j’ai à peine avalé trois gouttes de celle que vous aviez mise devant moi. Cependant vous les avez payées toutes les deux, sans y regarder.

— Eh bien ?

— Eh bien, j’ai mis dans mon panier celle qui n’avait pas été bue, parce que j’ai pensé que vous ou votre petit auriez soif en route ; et la voilà.

— Tu es la fille la plus avisée que j’aie jamais rencontrée. Voyez ! elle pleurait pourtant, cette pauvre enfant, en sortant de l’auberge ! ça ne l’a pas empêchée de penser aux autres plus qu’à elle-même. Petite Marie, l’homme qui t’épousera ne sera pas sot !

— Je l’espère, car je n’aimerais pas un sot. Allons, mangez vos perdrix, elles sont cuites à point ; et, faute de pain, vous vous contenterez de châtaignes ?

— Et où diable as-tu pris aussi des châtaignes ?

— C’est bien étonnant ! tout le long du chemin, j’en ai pris aux branches en passant, et j’en ai rempli mes poches.

— Et elles sont cuites aussi ?

— À quoi donc aurais-je eu l’esprit si je ne les avais pas mises dans le feu dès qu’il a été allumé ? Ça se fait toujours aux champs.

— Ah ça, petite Marie, nous allons souper ensemble ! je veux boire à ta santé et te souhaiter un bon mari… là, comme tu le souhaiterais toi-même. Dis-moi un peu cela !

— J’en serais fort empêchée, Germain, car je n’y ai pas encore songé.

— Comment, pas du tout ? jamais ? dit Germain, en commençant à manger avec un appétit de laboureur, mais coupant les meilleurs morceaux pour les offrir à sa compagne, qui refusa obstinément et se contenta de quelques châtaignes. Dis-moi donc, petite Marie, reprit-il, voyant qu’elle ne songeait pas à lui répondre, tu n’as pas encore eu l’idée du mariage ? tu es en âge, pourtant !

— Peut-être, dit-elle ; mais je suis trop pauvre. Il faut au moins cent écus pour entrer en ménage, et je dois travailler cinq ou six ans pour les amasser.

— Pauvre fille ! je voudrais que le père Maurice voulût bien me donner cent écus pour t’en faire cadeau.

— Grand merci, Germain. Eh bien ! qu’est-ce qu’on dirait de moi ?

— Que veux-tu qu’on dise ? on sait bien que je suis vieux et que je ne peux pas t’épouser. Alors on ne supposerait pas que je… que tu…

— Dites donc, laboureur ! voilà votre enfant qui se réveille, dit la petite Marie.


IX.

LA PRIÈRE DU SOIR.

Petit Pierre s’était soulevé et regardait autour de lui d’un air tout pensif.

— Ah ! il n’en fait jamais d’autre quand il entend manger, celui-là ! dit Germain : le bruit du canon ne le réveillerait pas ; mais quand on remue les mâchoires auprès de lui, il ouvre les yeux tout de suite.

— Vous avez dû être comme ça à son âge, dit la petite Marie avec un sourire malin. Allons, mon petit Pierre, tu cherches ton ciel de lit ? Il est fait de verdure, ce soir, mon enfant ; mais ton père n’en soupe pas moins. Veux-tu souper avec lui ? Je n’ai pas mangé ta part ; je me doutais bien que tu la réclamerais !

— Marie, je veux que tu manges, s’écria le laboureur, je ne mangerai plus. Je suis un vorace, un grossier : toi, tu te prives pour nous, ce n’est pas juste, j’en ai honte. Tiens, ça m’ôte la faim ; je ne veux pas que mon fils soupe, si tu ne soupes pas.

— Laissez-nous tranquilles, répondit la petite Marie, vous n’avez pas la clef de nos appétits. Le mien est fermé aujourd’hui, mais celui de votre Pierre est ouvert comme celui d’un petit loup. Tenez, voyez comme il s’y prend ! Oh ! ce sera aussi un rude laboureur !

En effet, petit Pierre montra bientôt de qui il était fils, et à peine éveillé, ne comprenant ni où il était, ni comment il y était venu, il se mit à dévorer. Puis, quand il n’eut plus faim, se trouvant excité comme il arrive aux enfants qui rompent leurs habitudes, il eut plus d’esprit, plus de curiosité et plus de raisonnement qu’à l’ordinaire. Il se fit expliquer où il était, et quand il sut que c’était au milieu d’un bois, il eut un peu peur.

— Y a-t-il des méchantes bêtes dans ce bois ? demanda-t-il à son père.

— Non, fit le père, il n’y en a point. Ne crains rien.

— Tu as donc menti quand tu m’as dit que si j’allais avec toi dans les grands bois les loups m’emporteraient ?

— Voyez-vous ce raisonneur ? dit Germain embarrassé.

— Il a raison, reprit la petite Marie, vous lui avez dit cela : il a bonne mémoire, il s’en souvient. Mais apprends, mon petit Pierre, que ton père ne ment jamais. Nous avons passé les grands bois pendant que tu dormais, et nous sommes à présent dans les petits bois, où il n’y a pas de méchantes bêtes.

— Les petits bois sont-ils bien loin des grands ?

— Assez loin ; d’ailleurs les loups ne sortent pas des grands bois. Et puis, s’il en venait ici, ton père les tuerait.

— Et toi aussi, petite Marie ?

— Et nous aussi, car tu nous aiderais bien, mon Pierre ? Tu n’a pas peur, toi ? Tu taperais bien dessus !

— Oui, oui, dit l’enfant enorgueilli, en prenant une pose héroïque, nous les tuerions !

— Il n’y a personne comme toi pour parler aux enfants, dit Germain à la petite Marie, et pour leur faire entendre raison. Il est vrai qu’il n’y a pas longtemps que tu étais toi-même un petit enfant, et tu te souviens de ce que te disait ta mère. Je crois bien que plus on est jeune, mieux on s’entend avec ceux qui le sont. J’ai grand’peur qu’une femme de trente ans, qui ne sait pas encore ce que c’est que d’être mère, n’apprenne avec peine à babiller et à raisonner avec des marmots.

— Pourquoi donc pas, Germain ? Je ne sais pourquoi vous avez une mauvaise idée touchant cette femme ; vous en reviendrez !

— Au diable la femme ! dit Germain. Je voudrais en être revenu pour n’y plus retourner. Qu’ai-je besoin d’une femme que je ne connais pas ?

— Mon petit père, dit l’enfant, pourquoi donc est-ce que tu parles toujours de ta femme aujourd’hui, puisqu’elle est morte ?…

— Hélas ! tu ne l’as donc pas oubliée, toi, ta pauvre chère mère ?

— Non, puisque je l’ai vu mettre dans une belle boîte de bois blanc, et que ma grand’mère m’a conduit auprès pour l’embrasser et lui dire adieu !… Elle était toute blanche et toute froide, et tous les soirs ma tante me fait prier le bon Dieu pour qu’elle aille se réchauffer avec lui dans le ciel. Crois-tu qu’elle y soit, à présent ?

— Je l’espère, mon enfant ; mais il faut toujours prier, ça fait voir à ta mère que tu l’aimes.

— Je vas dire ma prière, reprit l’enfant ; je n’ai pas