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VALENTINE.

— Laisse-moi, mon ami ; je meurs de fatigue, laisse-moi dormir.

Elle appuya sa tête sur le sein de Bénédict, et il n’osa faire un mouvement de peur de la déranger. C’était un si grand bonheur que de la voir dormir dans ses bras ! Il ne se souvenait déjà plus qu’il en pût exister un autre.

— Dors, dors, ma vie ! lui disait-il en effleurant doucement son front avec ses lèvres ; dors, mon ange. Sans doute tu vois la Vierge aux cieux ; et elle te sourit, car elle te protège. Va, nous serons unis là-haut ! Il ne put résister au désir de détacher doucement son bonnet de dentelle, et de répandre sur elle et sur lui cette magnifique chevelure d’un blond cendré qu’il avait regardée tant de fois avec amour. Qu’elle était soyeuse et parfumée ! que son frais contact allumait chez lui de délire et de fièvre ! Vingt fois il mordit les draps de Valentine et ses propres mains pour s’arracher, par la sensation d’une douleur physique, aux emportements de sa joie. Assis sur le bord de cette couche dont le linge odorant et fin le faisait frissonner, il se jetait rapidement à genoux pour reprendre empire sur lui-même, et il se bornait à la regarder. Il l’entourait chastement des mousselines brodées qui protégeaient son jeune sein si paisible et si pur ; il ramenait même un peu le rideau sur son visage pour ne plus la voir et trouver la force de s’en aller. Mais Valentine, éprouvant ce besoin d’air qu’on ressent dans le sommeil, repoussait cet obstacle, et, se rapprochant de lui, semblait appeler ses caresses d’un air naïf et confiant. Il soulevait les tresses de ses cheveux et en remplissait sa bouche pour s’empêcher de crier ; il pleurait de rage et d’amour. Enfin, dans un instant de douleur inouïe, il mordit l’épaule ronde et blanche qu’elle livrait à sa vue. Il la mordit cruellement, et elle s’éveilla, mais sans témoigner de souffrance. En la voyant se dresser de nouveau sur son lit, le regarder avec plus d’attention, et passer sa main sur lui pour s’assurer qu’il n’était point un fantôme, Bénédict, qui était alors assis tout à fait auprès d’elle, se crut perdu ; tout son sang, qui bouillonnait, se glaça ; il devint pâle, et lui dit, sans savoir ce qu’il disait :

— Valentine, pardon ; je me meurs, si vous n’avez pitié de moi…

— Pitié de toi ! lui dit-elle avec la voix forte et brève du somnambulisme ; qu’as-tu ? souffres-tu ? Viens dans mes bras comme tout à l’heure ; viens. N’étais-tu pas heureux ?

— Valentine ! s’écria Bénédict devenu fou, dis-tu vrai ? Me reconnais-tu ? Sais-tu qui je suis ?

— Oui, lui dit-elle en s’assoupissant sur son épaule, ma bonne nourrice !

— Non ! non ! Bénédict ! Bénédict ! entends-tu ! l’homme qui t’aime plus que sa vie ! Bénédict !

Et il la secoua pour la réveiller, mais cela était impossible. Il ne pouvait qu’exciter en elle l’ardeur des songes. Cette fois, la lucidité du sien fut telle qu’il s’y trompa.

— Oui ! c’est toi, dit-elle en se redressant, mon mari ; je le sais, mon Bénédict ; je t’aime aussi. Embrasse-moi, mais ne me regarde pas. Éteins cette lumière ; laisse-moi cacher mon visage contre ta poitrine.

En même temps elle l’entoura de ses bras et l’attira vers elle avec une force fébrile extraordinaire. Ses joues étaient vivement colorées, ses lèvres étincelaient. Il y avait dans ses yeux éteints un feu subit et fugitif ; évidemment elle avait le délire. Mais Bénédict pouvait-il distinguer cette excitation maladive de l’ivresse passionnée qui le dévorait ? Il se jeta sur elle avec désespoir, et, près de céder à ses fougueuses tortures, il laissa échapper des cris nerveux et déchirants. Aussitôt des pas se firent entendre, et la clef tourna dans la serrure. Bénédict n’eut que le temps de se jeter derrière le lit ; Catherine entra.

La nourrice examina Valentine, s’étonna du désordre de son lit et de l’agitation de son sommeil. Elle tira une chaise et resta près d’elle environ un quart d’heure. Bénédict crut qu’elle allait y passer le reste de la nuit et la maudit mille fois. Cependant Valentine, n’étant plus excitée par le souffle embrasé de son amant, retomba dans une torpeur immobile et paisible. Catherine, rassurée, s’imagina qu’un rêve l’avait trompée elle-même lorsqu’elle avait cru entendre crier ; elle remit le lit en ordre, arrangea les draps autour de Valentine, releva ses cheveux sous son bonnet, et ramena les plis de sa camisole sur sa poitrine pour la préserver de l’air de la nuit ; puis elle se retira doucement, et tourna deux fois la clef dans la serrure. Ainsi il était impossible à Bénédict de s’en aller par là.

Quand il se retrouva maître de Valentine, connaissant maintenant tout le danger de sa situation, il s’éloigna du lit avec effroi, et alla se jeter sur une chaise à l’autre bout de la chambre. Là, il cacha sa tête dans ses mains et chercha à résumer les conséquences de sa position.

Ce courage féroce qui lui eût permis, quelques heures auparavant, de tuer Valentine, il ne l’avait plus. Ce n’était pas après avoir contemplé ses charmes modestes et touchants qu’il pouvait se sentir l’énergie de détruire cette belle œuvre de Dieu : c’était Lansac qu’il fallait tuer. Mais Lansac ne pouvait pas mourir seul, il fallait le suivre ; et que deviendrait Valentine, sans amant, sans époux ? Comment la mort de l’un lui profiterait-elle si l’autre ne lui restait ? Et puis, qui sait si elle ne maudirait pas l’assassin de ce mari qu’elle n’aimait pas ? Elle si pure, si pieuse, et d’une âme si droite et si honnête, comprendrait-elle la sublimité d’un dévouement si sauvage ? Le souvenir de Bénédict ne lui resterait-il pas funeste et odieux dans le cœur, souillé de ce sang et de ce terrible nom d’assassin ?

— Ah ! puisque je ne peux jamais la posséder, se dit-il, il ne faut pas du moins qu’elle haïsse ma mémoire ! Je mourrai seul, et peut-être osera-t-elle me pleurer dans le secret de ses prières.

Il approcha sa chaise du bureau de Valentine ; tout ce qu’il fallait pour écrire s’y trouvait. Il alluma un flambeau, ferma les rideaux du lit pour ne plus la voir et trouver la force de lui dire un éternel adieu. Il tira les verrous de la porte, afin de n’être pas surpris à l’improviste, et il écrivit à Valentine :

« Il est deux heures du matin, et je suis seul avec vous, Valentine, seul, dans votre chambre, maître de vous plus que ne le sera jamais votre mari ; car vous m’avez dit que vous m’aimiez, vous m’avez appelé sur votre cœur dans le secret de vos rêves, vous m’avez presque rendu mes caresses ; vous m’avez fait, sans le vouloir, le plus heureux et le plus misérable des hommes ; et pourtant, Valentine, je vous ai respectée au milieu du plus terrible délire qui ait envahi des facultés humaines. Vous êtes toujours là, pure et sacrée pour moi, et vous pourrez vous éveiller sans rougir. Oh ! Valentine ! il faut que je vous aime bien.

« Mais, quelque douloureux et incomplet qu’ait été mon bonheur, il faut que je le paie de ma vie. Après des heures comme celles que je viens de passer à vos genoux, les lèvres collées sur votre main, sur vos cheveux, sur le fragile vêtement qui vous protège à peine, je ne puis pas vivre un jour de plus. Après de tels transports, je ne puis pas retourner à la vie commune, à la vie odieuse que je mènerais désormais loin de vous. Rassure-toi, Valentine ; l’homme qui t’a mentalement possédée cette nuit ne verra pas le lever du soleil.

« Et, sans cette résolution irrévocable, où aurais-je trouvé l’audace de pénétrer ici et d’avoir des pensées de bonheur ? Conment aurais-je osé vous regarder et vous parler comme je l’ai fait, même pendant votre sommeil ! Ce ne sera pas assez de tout mon sang pour payer la destinée qui m’a vendu de pareils instants.

« Il faut que vous sachiez tout, Valentine. J’étais venu pour assassiner votre mari. Quand j’ai vu qu’il m’échappait, j’ai résolu de vous tuer avec moi. N’ayez point peur ; quand vous lirez ceci, mon cœur aura cessé de battre ; mais cette nuit, Valentine, au moment où vous m’avez appelé dans vos bras, un pistolet armé était levé sur votre tête.

« Et puis je n’ai pas eu le courage, je ne l’aurais pas. Si je pouvais vous tuer du même coup que moi, ce serait déjà fait ; mais il faudrait vous voir souffrir, voir votre