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VALENTINE.

lança brusquement et se jeta entre eux en poussant des cris perçants. Cette marque d’intérêt que Blutty jugea avec raison être tout en faveur de Bénédict, augmenta sa fureur… Il la repoussa et s’élança sur Bénédict.

Celui-ci, évidemment plus faible, mais agile et de sang-froid, lui passa son pied dans les jambes et le fit tomber.

Blutty n’était pas relevé qu’une nuée de ses camarades s’était jetée sur Bénédict. Celui-ci n’eut que le temps de tirer ses deux pistolets de sa poche et de leur en présenter les doubles canons.

— Messieurs, leur dit-il, vous êtes vingt contre un, vous êtes des lâches ! Si vous faites un geste contre moi, quatre d’entre vous seront tués comme des chiens.

Cette vue calma un instant leur vaillance ; alors le père Lhéry, qui connaissait la fermeté de Bénédict et qui craignait une issue tragique à cette scène, se précipita au devant de lui, et, levant son bâton noueux sur les assaillants, il leur montra ses cheveux blancs souillés du vin que Blutty avait voulu jeter à Bénédict. Des larmes de colère roulaient dans ses yeux.

— Pierre Blutty, s’écria-t-il, vous vous êtes conduit aujourd’hui d’une manière infâme. Si vous croyez par de pareils procédés prendre de l’empire dans ma maison et en chasser mon neveu, vous vous trompez. Je suis encore libre de vous en fermer la porte et de garder ma fille. Le mariage n’est pas consommé. Athénaïs, passez derrière moi.

Le vieillard, prenant avec force le bras de sa fille, l’attira vers lui. Athénaïs, prévenant sa volonté, s’écria avec l’accent de la haine et de la terreur :

— Gardez-moi, mon père, gardez-moi toujours. Défendez-moi de ce furieux qui vous insulte, vous et votre famille ! Non, je ne serai jamais sa femme ! Je ne veux pas vous quitter !

Et elle s’attacha de toute sa force au cou de son père. Pierre Blutty, à qui aucune clause légale n’assurait encore l’héritage de son beau-père, fut frappé de la force de ces arguments. Renfermant le dépit que lui inspirait la conduite de sa femme :

— Je conviens, dit-il en changeant aussitôt de ton, que j’ai eu trop de vivacité. Beau-père, si je vous ai manqué, recevez mes excuses.

— Oui, Monsieur, reprit Lhéry, vous m’avez manqué dans la personne de ma fille, dont les habits de noce portent les marques de votre brutalité ; vous m’avez manqué dans la personne de mon neveu, que je saurai faire respecter. Si vous voulez que votre femme et votre beau-père oublient cette conduite, offrez la main à Bénédict, et que tout soit dit.

Une foule immense s’était rassemblée autour d’eux et attendait avec curiosité la fin de cette scène. Tous les regards semblaient dire à Blutty qu’il ne devait point fléchir ; mais quoique Blutty ne manquât pas d’un certain courage brutal, il entendait ses intérêts aussi bien que tout bon campagnard sait le faire. En outre, il était réellement très-amoureux de sa femme, et la menace d’être séparé d’elle l’effrayait plus encore que tout le reste. Sacrifiant donc les conseils de la vaine gloire à ceux du bon sens, il dit, après un peu d’hésitation :

— Eh bien ! je vous obéirai, beau-père ; mais cela me coûte, je l’avoue, et j’espère que vous me tiendrez compte, Athénaïs, de ce que je fais pour vous obtenir.

— Vous ne m’obtiendrez jamais, quoi que vous fassiez ! s’écria la jeune femme qui venait d’apercevoir les nombreuses taches dont elle était couverte.

— Ma fille, interrompit Lhéry, qui savait fort bien reprendre au besoin la dignité et l’autorité d’un père de famille, dans la situation où vous êtes, vous ne devez pas avoir d’autre volonté que celle de votre père. Je vous ordonne de donner le bras à votre mari et de le réconcilier avec votre cousin.

En parlant ainsi, Lhéry se retourna vers son neveu, qui pendant cette contestation avait désarmé et caché ses pistolets ; mais, au lieu d’obéir à l’impulsion que voulait lui donner son oncle, il recula devant la main que lui tendait à contre-cœur Pierre Blutty.

— Jamais, mon oncle ! répondit-il ; je suis fâché de ne pouvoir pas reconnaître par mon obéissance l’intérêt que vous venez de me témoigner, mais il n’est pas en ma puissance de pardonner un affront. Tout ce que je puis faire, c’est de l’oublier.

Après cette réponse, il tourna le dos, et disparut en se frayant avec autorité un passage à travers les curieux ébahis.

XXII.

Bénédict s’enfonça dans le parc de Raimbault, et se jetant sur la mousse, dans un endroit sombre, il s’abandonna aux plus tristes réflexions. Il venait de rompre le dernier lien qui l’attachait à la vie ; car il sentait bien qu’après de telles relations avec Pierre Blutty, il ne pouvait plus en conserver de directes avec ses parents de la ferme. Ces lieux, où il avait passé de si heureux instants, et qui étaient pour lui tout remplis des traces de Valentine, il ne les verrait plus ; ou s’il y retournait quelquefois, ce serait en étranger et sans avoir la liberté d’y chercher ses souvenirs, naguère si doux, aujourd’hui si amers. Il lui semblait que de longues années de malheur le séparaient déjà de ces jours récemment écoulés, et il se reprochait de n’en avoir point assez joui ; il se repentait des instants d’humeur qu’il n’avait pas réprimés ; il déplorait la triste nature de l’homme, qui ne sait jamais la valeur de ses joies qu’après les avoir perdues.

Désormais l’existence de Bénédict devenait effrayante ; environné d’ennemis, il serait la risée de la province ; chaque jour une voix, partie de trop bas pour qu’il pût se donner la peine d’y répondre, viendrait faire entendre à ses oreilles d’insolentes et atroces railleries. Chaque jour il lui faudrait rapprendre le triste dénouement de ses amours, et se convaincre qu’il n’y avait plus d’espoir.

Cependant l’amour de soi, qui donne tant d’énergie aux naufragés près de périr, imprima un instant à Bénédict la volonté de vivre en dépit de tout. Il fit d’incroyables efforts pour trouver à sa vie un but, une ambition, un charme quelconque ; ce fut en vain : son âme se refusait à admettre aucune autre passion que l’amour. À vingt ans, quelle autre semble en effet digne de l’homme ? Tout lui semblait terne et décoloré après cette rapide et folle existence qui l’avait enlevé à la terre ; ce qui eût été trop haut pour ses espérances il y avait à peine un mois, lui paraissait maintenant indigne de ses désirs. Il n’y avait au monde qu’un bonheur, qu’un amour, qu’une femme.

Quand il eut vainement épuisé ce qui lui restait de force, il tomba dans un horrible dégoût de la vie, et résolut d’en finir. Il examina ses pistolets, et se dirigea vers la sortie du parc, pour aller accomplir son dessein sans troubler la fête qui rayonnait encore à travers le feuillage.

Mais auparavant il voulut avaler le fond de sa coupe de douleur ; il retourna sur ses pas, et, se glissant parmi les massifs, il arriva jusqu’au pied des murs qui renfermaient Valentine. Il les suivit au hasard pendant quelque temps. Tout était silencieux et triste dans ce grand manoir ; tous les domestiques étaient à la fête. Depuis longtemps les convives s’étaient retirés. Bénédict n’entendit que la voix de la vieille marquise qui paraissait assez animée. Elle parlait d’un appartement au rez-de-chaussée dont la fenêtre était entr’ouverte. Bénédict s’approcha, et recueillit des paroles qui modifièrent tout à coup ses résolutions :

— Je vous assure, Madame, disait la marquise, que Valentine est sérieusement malade, et qu’il faudrait faire entendre raison à M. de Lansac.

— Eh ! mon Dieu ! Madame, répondit une voix que Bénédict jugea ne pouvoir être que celle de la comtesse, vous avez la rage de vous immiscer dans tout ! Il me semble que votre intervention ou la mienne dans une pareille circonstance ne peut être que fort inconvenante.

— Madame, je ne connais pas d’inconvenance, reprit l’autre voix, lorsqu’il s’agit de la santé de ma petite-fille.

— Si je ne savais combien il vous est agréable de donner ici un autre avis que le mien, je m’expliquerais difficilement cet accès de sensibilité.