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VALENTINE.

dresse et à la reconnaissance ; mais ces sentiments étaient pour lui la source de combats et de remords perpétuels. Il ne pouvait se défendre d’une ironie intérieure, implacable et cruelle, à la vue de toutes ces petitesses qui l’entouraient, de ce mélange de parcimonie et de prodigalité qui rendent si ridicules les mœurs des parvenus. M. et Mme Lhéry, à la fois paternels et despotiques, donnaient le dimanche d’excellent vin à leurs laboureurs ; dans la semaine ils leur reprochaient le filet de vinaigre qu’ils mettaient dans leur eau. Ils accordaient avec empressement à leur fille un superbe piano, une toilette en bois de citronnier, des livres richement reliés ; ils la grondaient pour un fagot de trop qu’elle faisait jeter dans l’âtre. Chez eux, ils se faisaient petits et pauvres pour inspirer à leurs serviteurs le zèle et l’économie ; au dehors, ils s’enflaient avec orgueil, et eussent regardé comme une insulte le moindre doute sur leur opulence. Eux, si bons, si charitables, si faciles à gagner, ils avaient réussi, à force de sottise, à se faire détester de tous leurs voisins, encore plus sots et plus vains qu’eux.

Voilà les défauts que Bénédict ne pouvait endurer. La jeunesse est âpre et intolérante pour la vieillesse, bien plus que celle-ci ne l’est envers elle. Cependant, au milieu de son découragement, des mouvements vagues et confus étaient venus jeter quelques éclairs d’espoir sur sa vie. Louise, madame ou mademoiselle Louise (on l’appelait également de ces deux noms), était venue s’installer à Grangeneuve depuis environ trois semaines. D’abord, la différence de leurs âges avait rendu cette liaison calme et imprévoyante ; quelques préventions de Bénédict, défavorables à Louise qu’il voyait pour la première fois depuis douze ans, s’étaient effacées dans le charme pur et attachant de son commerce. Leurs goûts, leur instruction, leurs sympathies, les avaient rapidement rapprochés, et Louise, à la faveur de son âge, de ses malheurs et de ses vertus, avait pris un ascendant complet sur l’esprit de son jeune ami. Mais les douceurs de cette intimité furent de courte durée. Bénédict, toujours prompt à dépasser le but, toujours avide de diviniser ses admirations et d’empoisonner ses joies par leur excès, s’imagina qu’il était amoureux de Louise, qu’elle était la femme selon son cœur, et qu’il ne pourrait plus vivre là où elle ne serait pas. Ce fut l’erreur d’un jour. La froideur avec laquelle Louise accueillit ses aveux timides lui inspira plus de dépit que de douleur. Dans son ressentiment, il l’accusa intérieurement d’orgueil et de sécheresse. Puis il se sentit désarmé par le souvenir des malheurs de Louise, et s’avoua qu’elle était digne de respect autant que de pitié. Deux ou trois fois encore il sentit se ranimer auprès d’elle ces impétueuses aspirations d’une âme trop passionnée pour l’amitié ; mais Louise sut le calmer. Elle n’y employa point la raison qui s’égare en transigeant ; son expérience lui apprit à se méfier de la compassion ; elle ne lui en témoigna aucune, et quoique la dureté fût loin de son âme, elle la fit servir à la guérison de ce jeune homme. L’émotion que Bénédict avait témoignée le matin, durant leur entretien, avait été comme sa dernière tentative de révolte. Maintenant il se repentait de sa folie, et, enfoncé dans ses réflexions, il sentait à son inquiétude toujours croissante, que le moment n’était pas venu pour lui d’aimer exclusivement quelque chose ou quelqu’un.

Madame Lhéry rompit le silence par une remarque frivole :

— Tu vas tacher tes gants avec ces fleurs, dit-elle à sa fille. Rappelle-toi donc que madame disait l’autre jour devant toi : « On reconnaît toujours une personne du commun en province à ses pieds et à ses mains » Elle ne faisait pas attention, la chère dame, que nous pouvions prendre cela pour nous, au moins !

— Je crois bien, au contraire, qu’elle le disait exprès pour nous. Ma pauvre maman, tu connais bien peu madame de Raimbault, si tu penses qu’elle regretterait de nous avoir fait un affront.

— Un affront ! reprit madame Lhéry avec aigreur. Elle aurait voulu nous faire un affront. Je voudrais bien voir cela ! Ah ! bien oui ! Est-ce que je souffrirais un affront de la part de qui que ce fût ?

— Il faudra pourtant bien nous attendre à essuyer plus d’une impertinence tant que nous serons ses fermiers. Fermiers, toujours fermiers ! quand nous avons une propriété au moins aussi belle que celle de madame la comtesse ! Mon papa, je ne vous laisserai pas tranquille que vous n’ayez envoyé promener cette vilaine ferme. Je m’y déplais, je ne m’y puis souffrir.

Le père Lhéry hocha la tête.

— Mille écus de profit tous les ans sont toujours bons à prendre, répondit-il.

— Il vaudrait mieux gagner mille écus de moins et recouvrer notre liberté, jouir de notre fortune, nous affranchir de l’espèce de domination que cette femme orgueilleuse et dure exerce sur nous.

— Bah ! dit madame Lhéry, nous n’avons presque jamais affaire à elle. Depuis ce malheureux événement elle ne vient plus dans le pays que tous les cinq ou six ans. Encore cette fois elle n’y est venue que par l’occasion du mariage de sa demoiselle. Qui sait si ce n’est pas la dernière ! M’est avis que mademoiselle Valentine aura le château et la ferme en dot. Alors nous aurions affaire à une si bonne maîtresse !

— Il est vrai que Valentine est une bonne enfant, dit Athénaïs fière de pouvoir employer ce ton de familiarité en parlant d’une personne dont elle enviait le rang. Oh ! celle-là n’est pas fière ; elle n’a pas oublié que nous avons joué ensemble étant petites. Et puis elle a le bon sens de comprendre que la seule distinction, c’est l’argent, et que le nôtre est aussi honorable que le sien.

— Au moins ! reprit madame Lhéry ; car elle n’a eu que la peine de naître, au lieu que nous, nous l’avons gagné à nos risques et peines. Mais enfin il n’y a pas de reproche à lui faire ; c’est une bonne demoiselle, et une jolie fille, da ! Tu ne l’as jamais vue, Bénédict ?

— Jamais, ma tante.

— Et puis je suis attachée à cette famille-là, moi, reprit madame Lhéry. Le père était si bon ! C’était là un homme ! et beau ! Un général, ma foi, tout chamarré d’or et de croix, et qui me faisait danser aux fêtes patronales tout comme si j’avais été une duchesse. Cela ne faisait pas trop plaisir à madame…

— Ni à moi non plus, objecta le père Lhéry avec naïveté.

— Ce père Lhéry, reprit la femme, il a toujours le mot pour rire ! Mais enfin c’est pour vous dire qu’excepté madame, qui est un peu haute, c’est une famille de braves gens. Peut-on voir une meilleure femme que la grand’mère !

— Ah ! celle-là, dit Athénaïs, c’est encore la meilleure de toutes. Elle a toujours quelque chose d’agréable à vous dire ; elle ne vous appelle jamais que mon cœur, ma toute belle, mon joli minois.

— Et cela fait toujours plaisir ! dit Bénédict d’un air moqueur. Allons, allons, cela joint aux mille écus de profit sur la ferme, qui peuvent payer bien des chiffons…

— Eh ! ce n’est pas à dédaigner, n’est-ce pas, mon garçon ? dit le père Lhéry. Dis-lui donc cela, toi ; elle t’écoutera.

— Non, non, je n’écouterai rien, s’écria la jeune fille. Je ne vous laisserai pas tranquille que vous n’ayez laissé la ferme. Votre bail expire dans six mois ; il ne faut pas le renouveler, entends-tu, mon père ?

— Mais qu’est-ce que je ferai ? dit le vieillard ébranlé par le ton à la fois patelin et impératif de sa fille. Il faudra donc que je me croise les bras ? Je ne peux pas m’amuser comme toi à lire et à chanter, moi ; l’ennui me tuera.

— Mais, mon papa, n’avez-vous pas vos biens à faire valoir ?

— Tout cela marchait si bien de front ! il ne me restera pas de quoi m’occuper. El d’ailleurs où demeurerons-nous Tu ne veux pas habiter avec les métayers ?

— Non certes ! vous ferez bâtir ; nous aurons une maison à nous ; nous la ferons décorer autrement que cette vilaine ferme ; vous verrez, comme je m’y entends !