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LA PETITE FADETTE.

prement, car elle n’était plus sans sou ni maille, et son deuil était de belle sergette fine. Elle traversa le bourg de la Cosse, et, comme elle avait beaucoup grandi, ceux qui la virent passer ne la reconnurent pas tout d’abord. Elle avait considérablement embelli à la ville ; étant mieux nourrie et mieux abritée, elle avait pris du teint et de la chair autant qu’il convenait à son âge, et on ne pouvait plus la prendre pour un garçon déguisé, tant elle avait la taille belle et agréable à voir. L’amour et le bonheur avaient mis aussi sur sa figure et sur sa personne ce je ne sais quoi qui se voit et ne s’explique point. Enfin elle était, non pas la plus jolie fille du monde, comme Landry se l’imaginait, mais la plus avenante, la mieux faite, la plus fraîche et peut-être la plus désirable qu’il y eût dans le pays.

Elle portait un grand panier passé à son bras, et entra à la Bessonnière, où elle demanda à parler au père Barbeau. Ce fut Sylvinet qui la vit le premier, et il se détourna d’elle, tant il avait de déplaisir à la rencontrer. Mais elle lui demanda où était son père avec tant d’honnêteté, qu’il fut obligé de lui répondre et de la conduire à la grange, où le père Barbeau était occupé à chapuser. La petite Fadette ayant prié alors le père Barbeau de la conduire en un lieu où elle pût lui parler secrètement, il ferma la porte de la grange et lui dit qu’elle pouvait lui dire tout ce qu’elle voudrait.

La petite Fadette ne se laissa pas essotir par l’air froid du père Barbeau. Elle s’assit sur une botte de paille, lui sur une autre et elle lui parla de la sorte :

— Père Barbeau, encore que ma défunte grand’mère eût du dépit contre vous, et vous du dépit contre moi, il n’en est pas moins vrai que je vous connais pour l’homme le plus juste et le plus sûr de tout notre pays. Il n’y a qu’un cri là-dessus, et ma grand’mère elle-même, tout en vous blâmant d’être fier, vous rendait la même justice. De plus, j’ai fait, comme vous savez, une amitié très-longue avec votre fils Landry. Il m’a souventes fois parlé de vous, et je sais par lui, encore mieux que par tout autre, ce que vous êtes et ce que vous valez. C’est pourquoi je viens vous demander un service, et vous donner ma confiance.

— Parlez, Fadette, répondit le père Barbeau ; je n’ai jamais refusé mon assistance à personne, et si c’est quelque chose que ma conscience ne me défende pas, vous pouvez vous fier à moi.

— Voici ce que c’est, dit la petite Fadette en soulevant son panier et en le plaçant entre les jambes du père Barbeau. Ma défunte grand’mère avait gagné dans sa vie, à donner des consultations et à vendre des remèdes, plus d’argent qu’on ne pensait ; comme elle ne dépensait quasi rien et ne plaçait rien, on ne pouvait savoir ce qu’elle avait dans un vieux trou de son cellier, qu’elle m’avait souvent montré en me disant : Quand je n’y serai plus, c’est là que tu trouveras ce que j’aurai laissé : c’est ton bien et ton avoir, ainsi que celui de ton frère ; et si je vous prive un peu à présent, c’est pour que vous en trouviez davantage un jour. Mais ne laisse pas les gens de loi toucher à cela, ils te le feraient manger en frais. Garde-le quand tu le tiendras, cache-le toute ta vie, pour t’en servir sur tes vieux jours, et ne jamais manquer.

Quand ma pauvre grand’mère a été ensevelie, j’ai donc obéi à son commandement ; j’ai pris la clef du cellier, et j’ai défait les briques du mur, à l’endroit qu’elle m’avait montré. J’y ai trouvé ce que je vous apporte dans ce panier, père Barbeau, en vous priant de m’en faire le placement comme vous l’entendrez, après avoir satisfait à la loi que je ne connais guère, et m’avolr préservée des gros frais que je redoute.

— Je vous suis obligé de votre confiance, Fadette, dit le père Barbeau sans ouvrir le panier, quoiqu’il en fût un peu curieux, mais je n’ai pas le droit de recevoir votre argent ni de surveiller vos affaires. Je ne suis point votre tuteur. Sans doute votre grand’mère a fait un testament ?

— Elle n’a point fait de testament, et la tutrice que la loi me donne c’est ma mère. Or vous savez que je n’ai point de ses nouvelles depuis longtemps, et que je ne sais si elle est morte ou vivante, la pauvre âme ! Après elle, je n’ai pas d’autre parenté que celle de ma marraine Fanchette, qui est une brave et honnête femme, mais tout à fait incapable de gérer mon bien et même de le conserver et de le tenir serré. Elle ne pourrait se défendre d’en parler et de le montrer à tout le monde, et je craindrais, ou qu’elle n’en fit un mauvais placement, ou qu’à force de le laisser manier par les curieux, elle ne le fit diminuer sans y prendre garde ; car, la pauvre chère marraine, elle n’est point dans le cas d’en savoir faire le compte.

— C’est donc une chose de conséquence ? dit le père Barbeau, dont les yeux s’attachaient, en dépit de lui-même, sur le couvercle du panier ; et il le prit par l’anse pour le soupeser. Mais il le trouva si lourd qu’il s’en étonna, et dit :

— Si c’est de la ferraille, il n’en faut pas beaucoup pour charger un cheval.

La petite Fadette, qui avait un esprit du diable, s’amusa en elle-même de l’envie qu’il avait de voir le panier. Elle fit mine de l’ouvrir ; mais le père Barbeau aurait cru manquer à sa dignité en la laissant faire.

— Cela ne me regarde point, dit-il, et puisque je ne puis le prendre en dépôt, je ne dois point connaître vos affaires.

— Il faut pourtant bien, père Barbeau, dit la Fadette, que vous me rendiez au moins ce petit service-là. Je ne suis pas beaucoup plus savante que ma marraine pour compter au-dessus de cent. Ensuite je ne sais pas la valeur de toutes les monnaies anciennes et nouvelles, et je ne puis me fier qu’à vous pour me dire si je suis riche ou pauvre, et pour savoir au juste le compte de mon avoir.

— Voyons donc, dit le père Barbeau qui n’y tenait plus : ce n’est pas un grand service que vous me demandez là, et je ne dois point vous le refuser.

Alors la petite Fadette releva lestement les deux couvercles du panier, et en tira deux gros sacs, chacun de la contenance de deux mille francs écus.

— Eh bien ! c’est assez gentil, lui dit le père Barbeau, et voilà une petite dot qui vous fera rechercher par plusieurs.

— Ce n’est pas le tout, dit la petite Fadette ; il y a encore là, au fond du panier, quelque petite chose que je ne connais guère.

Et elle tira une bourse de peau d’anguille, qu’elle versa dans le chapeau du père Barbeau. Il y avait cent louis d’or frappés à l’ancien coin, qui firent arrondir les yeux au brave homme ; et, quand il les eut comptés et remis dans la peau d’anguille, elle en tira une seconde de la même contenance, et puis une troisième, et puis une quatrième, et finalement, tant en or qu’en argent et menue monnaie, il n’y avait dans le panier pas beaucoup moins de quarante mille francs.

C’était environ le tiers en plus de tout l’avoir que le père Barbeau possédait en bâtiments, et, comme les gens de campagne ne réalisent guère en espèces sonnantes, jamais il n’avait vu tant d’argent à la fois.

Si honnête homme et si peu intéressé que soit un paysan, on ne peut pas dire que la vue de l’argent lui fasse de la peine ; aussi le père Barbeau en eut, pour un moment, la sueur au front. Quand il eut tout compté :

— Il ne te manque, pour avoir quarante fois mille francs, dit-il, que vingt-deux écus, et autant dire que tu hérites pour ta part de deux mille belles pistoles sonnantes ; ce qui fait que tu es le plus beau parti du pays, petite Fadette, et que ton frère, le sauteriot, peut bien être chétif et boiteux toute sa vie : il pourra aller visiter ses biens en carriole. Réjouis-toi donc, tu peux te dire riche et le faire assavoir, si tu désires trouver vite un beau mari.

— Je n’en suis point pressée, dit la petite Fadette, et je vous demande, au contraire, de me garder le secret sur cette richesse-là, père Barbeau. J’ai la fantaisie, laide comme je suis, de ne point être épousée pour mon argent, mais pour mon bon cœur et ma bonne renommée ; et comme j’en ai une mauvaise dans ce pays-ci, je désire y passer quelque temps pour qu’on s’aperçoive que je ne la mérite point.

— Quant à votre laideur, Fadette, dit le père Barbeau