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LA PETITE FADETTE.

fausses croyances, on doit accorder que les bons soins, la propreté, l’ouvrage fait en conscience, ont une vertu pour amener à bien ce que la négligence ou la bêtise font empirer.

Comme Landry avait toujours mis son idée et son goût dans ces choses-là, l’amitié qu’il avait conçue pour la Fadette s’augmenta de toute la reconnaissance qu’il lui dut pour son instruction et de toute l’estime qu’il faisait du talent de cette jeune fille. Il lui sut alors grand gré de l’avoir forcé à se distraire de l’amour dans les promenades et les entretiens qu’il faisait avec elle, et il reconnut aussi qu’elle avait pris plus à cœur l’intérêt et l’utilité de son amoureux, que le plaisir de se laisser courtiser et flatter sans cesse comme il l’eût souhaité d’abord.

Landry fut bientôt si épris qu’il avait mis tout à fait sous ses pieds la honte de laisser paraître son amour pour une petite fille réputée laide, mauvaise et mal élevée. S’il y mettait de la précaution, c’était à cause de son besson, dont il connaissait la jalousie et qui avait eu déjà un grand effort à faire pour accepter sans dépit l’amourette que Landry avait eue pour Madelon, amourette bien petite et bien tranquille au prix de ce qu’il sentait maintenant pour Fanchon Fadet.

Mais, si Landry était trop animé dans son amour pour y mettre de la prudence, en revanche, la petite Fadette, qui avait un esprit porté au mystère, et qui, d’ailleurs, ne voulait pas mettre Landry trop à l’épreuve des taquineries du monde, la petite Fadette, qui, en fin de compte, l’aimait trop pour consentir à lui causer des peines dans sa famille, exigea de lui un si grand secret qu’ils passèrent environ un an avant que la chose se découvrit. Landry avait habitué Sylvinet à ne plus surveiller tous ses pas et démarches, et le pays, qui n’est guère peuplé et qui est tout coupé de ravins et tout couvert d’arbres, est bien propice aux secrètes amours.

Sylvinet, voyant que Landry ne s’occupait plus de la Madelon, quoiqu’il eût accepté d’abord ce partage de son amitié comme un mal nécessaire rendu plus doux par la honte de Landry et la prudence de cette fille, se réjouit bien de penser que Landry n’était pas pressé de lui retirer son cœur pour le donner à une femme, et, la jalousie le quittant, il le laissa plus libre de ses occupations et de ses courses, les jours de fêtes et de repos. Landry ne manquait pas de prétextes pour aller et venir, et, le dimanche soir surtout, il quittait la Bessonnière de bonne heure et ne rentrait à la Priche que sur le minuit ; ce qui lui était bien commode, parce qu’il s’était fait donner un petit lit dans le capharnion. Vous me reprendrez peut-être sur ce mot-là, parce que le maître d’école s’en fâche et veut qu’on dise capharnaum ; mais, s’il connaît le mot, il ne connaît point la chose, car j’ai été obligé de lui apprendre que c’était l’endroit de la grange voisin des étables, où l’on serre les jougs, les chaînes, les ferrages et épelettes de toute espèce qui servent aux bêtes de labour et aux instruments du travail de la terre. De cette manière, Landry pouvait rentrer à l’heure qu’il voulait sans réveiller personne, et il avait toujours son dimanche à lui jusqu’au lundi matin, pour ce que le père Caillaud et son fils aîné, qui tous deux étaient des hommes très-sages, n’allant jamais dans les cabarets et ne faisant point noce de tous les jours fériés, avaient coutume de prendre sur eux tout le soin et toute la surveillance de la ferme ces jours-là ; afin, disaient-ils, que toute la jeunesse de la maison, qui travaillait plus qu’eux dans la semaine, pût s’ébattre et se divertir en liberté, selon l’ordonnance du bon Dieu.

Et durant l’hiver, où les nuits sont si froides qu’on pourrait difficilement causer d’amour en pleins champs, il y avait pour Landry et la petite Fadette un bon refuge dans la tour à Jacot, qui est un ancien colombier de redevance, abandonné des pigeons depuis longues années, mais qui est bien couvert et bien fermé, et qui dépend de la ferme au père Caillaud. Mêmement il s’en servait pour y serrer le surplus de ses denrées, et comme Landry en avait la clef, et qu’il est situé sur les confins des terres de la Priche, non loin du gué des Roulettes, et dans le milieu d’une luzernière bien close, le diable eût été fin s’il eût été surprendre là les entretiens de ces deux jeunes amoureux. Quand le temps était doux, ils allaient parmi les tailles, qui sont jeunes bois de coupe, et dont le pays est tout parsemé. Ce sont encore bonnes retraites pour les voleurs et les amants, et comme de voleurs il n’en est point dans notre pays, les amants en profitent, et n’y trouvent pas plus la peur que l’ennui.

XXVII.

Mais, comme il n’est secret qui puisse durer, voilà qu’un beau jour de dimanche, Sylvinet, passant le long du mur du cimetière, entendit la voix de son besson qui parlait à deux pas de lui, derrière le retour que faisait le mur. Landry parlait bien doucement : mais Sylvinet connaissait si bien sa parole, qu’il l’aurait devinée, quand même il ne l’aurait pas entendue.

— Pourquoi ne veux-tu pas venir danser ? disait-il à une personne que Sylvinet ne voyait point. Il y a si longtemps qu’on ne t’a point vue t’arrêter après la messe, qu’on ne trouverait pas mauvais que je te fasse danser, moi qui suis censé ne plus quasiment te connaître. On ne dirait pas que c’est par amour, mais par honnêteté, et parce que je suis curieux de savoir si après tant de temps tu sais encore bien danser.

— Non, Landry, non, — répondit une voix que Sylvinet ne reconnut point, parce qu’il y avait longtemps qu’il ne l’avait entendue, la petite Fadette s’étant tenue à l’écart de tout le monde, et de lui particulièrement. — Non, disait-elle, il ne faut point qu’on fasse attention à moi, ce sera le mieux, et si tu me faisais danser une fois, tu voudrais recommencer tous les dimanches, et il n’en faudrait pas tant pour faire causer. Crois ce que je t’ai toujours dit, Landry, que le jour où l’un saura que tu m’aimes sera le commencement de nos peines. Laisse-moi m’en aller, et quand tu auras passé une partie du jour avec ta famille et ton besson, tu viendras me rejoindre où nous sommes convenus.

— C’est pourtant triste de ne jamais danser ! dit Landry ; tu aimais tant la danse, mignonne, et tu dansais si bien ! Quel plaisir ça me serait de te tenir par la main et de te faire tourner dans mes bras, et de te voir, si légère et si gentille, ne danser qu’avec moi !

— Et c’est justement ce qu’il ne faudrait point, reprit-elle. Mais je vois bien que tu regrettes la danse, mon bon Landry, et je ne sais pas pourquoi tu y as renoncé. Va donc danser un peu ; ça me fera plaisir de songer que tu t’amuses, et je t’attendrai plus patiemment.

— Oh ! tu as trop de patience, toi ! dit Landry d’une voix qui n’en manquait guère ; mais moi, j’aimerais mieux me faire couper les deux jambes que de danser avec des filles que je n’aime point, et que je n’embrasserais pas pour cent francs.

— Eh bien, si je dansais, reprit la Fadette, il me faudrait danser avec d’autres qu’avec toi, et me laisser embrasser aussi.

— Va-t’en, va-t’en bien vitement, dit Landry ; je ne veux point qu’on t’embrasse.

Sylvinet n’entendit plus rien que des pas qui s’éloignaient, et, pour n’être point surpris aux écoutes par son frère, qui revenait vers lui, il entra vivement dans le cimetière et le laissa passer.

Cette découverte-là fut comme un coup de couteau dans le cœur de Sylvinet. Il ne chercha point à découvrir quelle était la fille que Landry aimait si passionnément. Il en avait bien assez de savoir qu’il y avait une personne pour laquelle Landry le délaissait et qui avait toutes ses pensées, au point qu’il les cachait à son besson, et que celui-ci n’en recevait point la confidence. Il faut qu’il se défie de moi, pensa-t-il, et que cette fille qu’il aime tant le porte à me craindre et à me détester. Je ne m’étonne plus de voir qu’il est toujours si ennuyé à la maison, et si inquiet quand je veux me promener avec lui. J’y renonçais, croyant voir qu’il avait le goût d’être seul ; mais, à présent, je me garderai bien d’essayer à le troubler. Je