Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 1, 1852.djvu/133

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
31
LA PETITE FADETTE.

dans son habillement et dans ses manières avec tout le monde : ce qui fit que tout le monde y prit garde, et que bientôt on changea de ton et de manières avec elle. Comme elle ne faisait plus rien qui ne fût à propos, on ne l’injuria plus, et, comme elle ne s’entendit plus injurier, elle n’eut plus tentation d’invectiver, ni de chagriner personne. Mais, comme l’opinion des gens ne tourne pas aussi vite que nos résolutions, il devait encore s’écouler du temps avant qu’on passât pour elle du mépris à l’estime et de l’aversion au bon vouloir. On vous dira plus tard comment se fit ce changement ; quant à présent, vous pouvez bien vous imaginer vous-même qu’on ne donna pas grosse part d’attention au rangement de la petite Fadette. Quatre ou cinq bons vieux et bonnes vieilles, de ceux qui regardent s’élever la jeunesse avec indulgence, et qui sont, dans un endroit, comme les pères et mères à tout le monde, devisaient quelquefois entre eux sous les noyers de la Cosse, en regardant tout ce petit ou jeune monde grouillant autour d’eux, ceux-ci jouant aux quilles, ceux-là dansant. Et les vieux disaient : — Celui-ci sera un beau soldat s’il continue, car il a le corps trop bon pour réussir à se faire exempter ; celui-là sera finet et entendu comme son père ; cet autre aura bien la sagesse et la tranquillité de sa mère ; voilà une jeune Lucette qui promet une bonne servante de ferme ; voici une grosse Louise qui plaira à plus d’un, et quant à cette petite Marion, laissez-la grandir, et la raison lui viendra bien comme aux autres.

Et, quand ce venait au tour de la petite Fadette à être examinée et jugée :

— La voilà qui s’en va bien vite, disait-on, sans vouloir chanter ni danser. On ne la voit plus depuis la Saint-Andoche. Il faut croire qu’elle a été grandement choquée de ce que les enfants d’ici l’ont décoiffée à la danse ; aussi a-t-elle changé son grand calot, et à présent on dirait qu’elle n’est pas plus vilaine qu’une autre.

— Avez-vous fait attention comme la peau lui a blanchi depuis un peu de temps ? disait une fois la mère Couturier. Elle avait la figure comme un œuf de caille, à force qu’elle était couverte de taches de rousseur ; et la dernière fois que je l’ai vue de près, je me suis étonnée de la trouver si blanche, et mêmement si pâle que je lui ai demandé si elle n’avait point eu la fièvre. À la voir comme elle est maintenant, on dirait qu’elle pourra se refaire ; et, qui sait ? il y en a eu de laides qui devenaient belles en prenant dix-sept ou dix-huit ans.

— Et puis la raison vient, dit le père Naubin, et une fille qui s’en ressent apprend à se rendre élégante et agréable. Il est bien temps que le grelet s’aperçoive qu’elle n’est point un garçon. Mon Dieu, on pensait qu’elle tournerait si mal que ça serait une honte pour l’endroit. Mais elle se rangera et s’amendera comme les autres. Elle sentira bien qu’elle doit se faire pardonner d’avoir eu une mère si blâmable, et vous verrez qu’elle ne fera point parler d’elle.

— Dieu veuille, dit la mère Courtillet, car c’est vilain qu’une fille ait l’air d’un chevau échappé ; mais j’en espère aussi de cette Fadette, car je l’ai rencontrée devant z’hier, et au lieu qu’elle se mettait toujours derrière moi à contrefaire ma boiterie, elle m’a dit bonjour et demandé mon portement avec beaucoup d’honnêteté.

— Cette petite-là dont vous parlez est plus folle que méchante, dit le père Henri. Elle n’a point mauvais cœur, c’est moi qui vous le dis ; à preuve qu’elle a souvent gardé mes petits enfants aux champs avec elle, par pure complaisance, quand ma fille était malade ; et elle les soignait très-bien, et ils ne la voulaient plus quitter.

— C’est-il vrai ce qu’on m’a raconté, reprit la mère Couturier, qu’un des bessons au père Barbeau s’en était affolé à la dernière Saint-Andoche ?

— Allons donc ! répondit le père Naubin ; il ne faut pas prendre ça au sérieux. C’était une amusette d’enfants, et les Barbeau ne sont point bêtes, les enfants pas plus que le père ni la mère, entendez-vous ?

Ainsi devisait-on sur la petite Fadette, et le plus souvent on n’y pensait mie, parce qu’on ne la voyait presque plus.

XXV.

Mais qui la voyait souvent et faisait grande attention à elle, c’était Landry Barbeau. Il en était comme enragé en lui-même, quand il ne pouvait lui parler à son aise ; mais sitôt qu’il se trouvait un moment avec elle, il était apaisé et content de lui, parce qu’elle lui enseignait la raison et le consolait dans toutes ses idées. Elle jouait avec lui un petit jeu qui était peut-être entaché d’un peu de coquetterie ; du moins, il le pensait quelquefois ; mais comme son motif était l’honnêteté, et qu’elle ne voulait point de son amour, à moins qu’il n’eût bien tourné et retourné la chose dans son esprit, il n’avait point droit de s’en offenser. Elle ne pouvait pas le suspecter de la vouloir tromper sur la force de cet amour-là, car c’était une espèce d’amour comme on n’en voit pas souvent chez les gens de campagne, lesquels aiment plus patiemment que ceux des villes. Et justement Landry était un caractère patient plus que d’autres, jamais on n’aurait pu présager qu’il se laisserait brûler si fort à la chandelle et qui l’eût su (car il le cachait bien) s’en fût grandement émerveillé. Mais la petite Fadette, voyant qu’il s’était donné à elle si entièrement et si subitement, avait peur que ce ne fût feu de paille, ou bien encore qu’elle-même prenant feu du mauvais côté, la chose n’allât plus loin entre eux que l’honnêteté ne permet à deux enfants qui ne sont point encore en âge d’être mariés, du moins au dire des parents et de la prudence : car l’amour n’attend guère, et, quand une fois il s’est mis dans le sang de deux jeunesses, c’est miracle s’il attend l’approbation d’autrui.

Mais la petite Fadette, qui avait été dans son apparence plus longtemps enfant qu’une autre, possédait au dedans une raison et une volonté bien au-dessus de son âge. Pour que cela fût, il fallait qu’elle eût un esprit d’une fière force, car son cœur était aussi ardent, et plus encore peut-être que le cœur et le sang de Landry. Elle l’aimait comme une folle, et pourtant elle se conduisit avec une grande sagesse ; car si le jour, la nuit, à toute heure de son temps, elle pensait à lui et séchait d’impatience de le voir et d’envie de le caresser, aussitôt qu’elle le voyait elle prenait un air tranquille, lui parlait raison, feignait même de ne point encore connaître le feu d’amour, et ne lui permettait pas de lui serrer la main plus haut que le poignet.

Et Landry, qui, dans les endroits retirés où ils se trouvaient souvent ensemble, et mêmement quand la nuit était bien noire, aurait pu s’oublier jusqu’à ne plus se soumettre à elle, tant il était ensorcelé, craignait pourtant si fort de lui déplaire, et se tenait pour si peu certain d’être aimé d’amour, qu’il vivait aussi innocemment avec elle que si elle eût été sa sœur, et lui Jeannet, le petit sauteriot.

Pour le distraire de l’idée qu’elle ne voulait point encourager, elle l’instruisait dans les choses qu’elle savait, et dans lesquelles son esprit et son talent naturel avaient surpassé l’enseignement de sa grand’mère. Elle ne voulait faire mystère de rien à Landry, et comme il avait toujours un peu peur de la sorcellerie, elle mit tous ses soins à lui laire comprendre que le diable n’était pour rien dans les secrets de son savoir.

— Va, Landry, lui dit-elle un jour, tu n’as que faire de l’intervention du mauvais esprit. Il n’y a qu’un esprit et il est bon, car c’est celui de Dieu. Lucifer est de l’invention de M. le curé, et Georgeon de l’invention des vieilles commères de campagne. Quand j’étais toute petite, j’y croyais, et j’avais peur des maléfices de ma grand’mère. Mais elle se moquait de moi, car l’on a bien raison de dire : que si quelqu’un doute de tout, c’est celui qui fait tout croire aux autres, et que personne ne croit moins à Satan que les sorciers qui feignent de l’invoquer à tout propos. Ils savent bien qu’ils ne l’ont jamais vu et qu’ils n’ont jamais reçu de lui aucune assistance. Ceux qui ont été assez simples pour y croire et pour l’appeler n’ont jamais pu le faire venir, à preuve le meunier de la Passe-aux-Chiens, qui, comme ma grand’mère me l’a raconté, s’en allait aux quatre chemins avec une grosse