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LA PETITE FADETTE.

battre ; et si, pour la seconde fois, le bon Dieu ne t’avait point défendu contre elle, tu aurais bien pu avoir quelque mauvaise dispute et attraper du malheur.

Landry, qui voyait volontiers par les yeux de son frère, pensa qu’il avait peut-être bien raison, et ne défendit guère la Fadette contre lui. Ils causèrent ensemble sur le follet, que Sylvinet n’avait jamais vu, et dont il était bien curieux d’entendre parler, sans pourtant désirer de le voir. Mais ils n’osèrent pas en parler à leur mère, parce qu’elle avait peur, rien que d’y songer ; ni à leur père, parce qu’il s’en moquait, et en avait vu plus de vingt sans y donner d’attention.

On devait danser encore jusqu’à la grand’nuit ; mais Landry, qui avait le cœur gros à cause qu’il était pour de bon fâché contre la Madelon, ne voulut point profiter de la liberté que la Fadette lui avait rendue, et il aida son frère à aller chercher ses bêtes au pacage. Et comme cela le conduisit à moitié chemin de la Priche, et qu’il avait le mal de tête, il dit adieu à son frère au bout de la joncière. Sylvinet ne voulut point qu’il allât passer au gué des Roulettes, crainte que le follet ou le grelet ne lui fissent encore là quelque méchant jeu. Il lui fit promettre de prendre le plus long et d’aller passer à la planchette du grand moulin.

Landry fit comme son frère souhaitait, et au lieu de traverser la joncière, il descendit la traîne qui longe la côte du Chaumois. Il n’avait peur de rien, parce qu’il y avait encore du bruit en l’air à cause la fête. Il entendait tant soit peu les musettes et les cris des danseurs de la Saint-Andoche, et il savait bien que les esprits ne font leurs malices que quand tout le monde est endormi dans le pays.

Quand il fut au bas de la côte, tout au droit de la carrière, il entendit une voix qui paraissait gémir et pleurer, et tout d’abord il crut que c’était le courlis. Mais, à mesure qu’il approchait, cela ressemblait à des gémissements humains, et, comme le cœur ne lui faisait jamais défaut quand il s’agissait d’avoir affaire à des êtres de son espèce, et surtout de leur porter secours, il descendit hardiment dans le plus creux de la carrière.

Mais la personne qui se plaignait ainsi fit silence en l’entendant venir.

— Qui pleure donc ça par ici ? demanda-t-il d’une voix assurée.

On ne lui répondit mot.

— Y a-t-il par là quelqu’un de malade ? fit-il encore. Et comme on ne disait rien, il songea à s’en aller ; mais auparavant il voulut regarder emmy les pierres et les grands chardons qui encombraient l’endroit, et bientôt il vit, à la clarté de la lune qui commençait à monter, une personne couchée par terre tout de son long, la figure en avant et ne bougeant non plus que si elle était morte, soit qu’elle n’en valût guère mieux, soit qu’elle se fût jetée là dans une grande affliction, et que, pour ne pas se faire apercevoir, elle ne voulût point remuer.

Landry n’avait jamais encore vu ni touché un mort. L’idée que c’en était peut-être un lui fit une grande émotion ; mais il se surmonta, parce qu’il pensa devoir porter assistance à son prochain, et il alla résolument pour tâter la main de cette personne étendue, qui, se voyant découverte, se releva à moitié aussitôt qu’il fut auprès d’elle ; et alors Landry connut que c’était la petite Fadette.

XVIII.

Landry fut fâché d’abord d’être obligé de trouver toujours la petite Fadette sur son chemin ; mais comme elle paraissait avoir une peine, il en eut compassion. Et voilà l’entretien qu’ils eurent ensemble :

— Comment, Grelet, c’est toi qui pleurais comme ça ? Quelqu’un t’a-t-il frappée ou pourchassée encore, que tu te plains et que tu te caches ?

— Non, Landry, personne ne m’a molestée depuis que tu m’as si bravement défendue ; et d’ailleurs je ne crains personne. Je me cachais pour pleurer, et c’est tout, car il n’y a rien de si sot que de montrer sa peine aux autres.

— Mais pourquoi as-tu une si grosse peine ? Est-ce à cause des méchancetés qu’on t’a faites aujourd’hui ? Il y a eu un peu de ta faute ; mais il faut t’en consoler et ne plus t’y exposer.

— Pourquoi dites-vous, Landry, qu’il y a eu de ma faute ? C’est donc un outrage que je vous ai fait de souhaiter de danser avec vous, et je suis donc la seule fille qui n’ait pas le droit de s’amuser comme les autres ?

— Ce n’est point cela, Fadette ; je ne vous fais point reproche d’avoir voulu danser avec moi. J’ai fait ce que vous souhaitiez, et je me suis conduit avec vous comme je devais. Votre tort est plus ancien que la journée d’aujourd’hui, et si vous l’avez eu, ce n’est point envers moi, mais envers vous-même, vous le savez bien.

— Non, Landry ; aussi vrai que j’aime Dieu, je ne connais pas ce tort-là ; je n’ai jamais songé à moi-même, et si je me reproche quelque chose, c’est de vous avoir causé du désagrément contre mon gré.

— Ne parlons pas de moi, Fadette, je ne vous fais aucune plainte ; parlons de vous ; et puisque vous ne vous connaissez point de défauts, voulez-vous que, de bonne foi et de bonne amitié, je vous dise ceux que vous avez ?

— Oui, Landry, je le veux, et j’estimerai cela la meilleure récompense ou la meilleure punition que tu puisses me donner pour le bien ou le mal que je t’ai fait

— Eh bien, Fanchon Fadet, puisque tu parles si raisonnablement, et que, pour la première fois de ta vie, je te vois douce et traitable, je vas te dire pourquoi on ne te respecte pas comme une fille de seize ans devrait pouvoir l’exiger. C’est que tu n’as rien d’une fille et tout d’un garçon, dans ton air et dans tes manières ; c’est que tu ne prends pas soin de ta personne. Pour commencer, tu n’as point l’air propre et soigneux, et tu te fais paraître laide par ton habillement et ton langage. Tu sais bien que les enfants t’appellent d’un nom encore plus déplaisant que celui de grelet. Ils t’appellent souvent le mâlot. Eh bien, crois-tu que ce soit à propos, à seize ans, de ne point ressembler encore à une fille ? Tu montes sur les arbres comme un vrai chat-écurieux, et quand tu sautes sur une jument, sans bride ni selle, tu la fais galoper comme si le diable était dessus. C’est bon d’être forte et leste ; c’est bon aussi de n’avoir peur de rien, et c’est un avantage de nature pour un homme. Mais pour une femme trop est trop, et tu as l’air de vouloir te faire remarquer. Aussi on te remarque, on te taquine, on crie après toi comme après le loup. Tu as de l’esprit et tu réponds des malices qui font rire ceux à qui elles ne s’adressent point. C’est encore bon d’avoir plus d’esprit que les autres ; mais à force de le montrer, on se fait des ennemis. Tu es curieuse, et quand tu as surpris les secrets des autres, tu les leur jettes à la figure bien durement, aussitôt que tu as à te plaindre d’eux. Cela te fait craindre, et on déteste ceux qu’on craint. On leur rend plus de mal qu’ils n’en font. Enfin, que tu sois sorcière ou non, je veux croire que tu as des connaissances, mais j’espère que tu ne t’es pas donnée aux mauvais esprits ; tu cherches à le paraître pour effrayer ceux qui te fâchent, et c’est toujours un assez vilain renom que tu te donnes là. Voilà tous tes torts, Fanchon Fadet, et c’est à cause de ces torts-là que les gens en ont avec toi. Rumine un peu la chose, et tu verras que si tu voulais être un peu plus comme les autres, on te saurait plus de gré de ce que tu as de plus qu’eux dans ton entendement.

— Je te remercie, Landry, répondit la petite Fadette d’un air très-sérieux, après avoir écouté le besson bien religieusement. Tu m’as dit à peu près ce que tout le monde me reproche, et tu me l’as dit avec beaucoup d’honnêteté et de ménagement, ce que les autres ne font point ; mais à présent veux-tu que je te réponde, et, pour cela, veux-tu t’asseoir à mon côté pour un petit moment ?

— L’endroit n’est guère agréable, dit Landry, qui ne se souciait point trop de s’attarder avec elle, et qui songeait toujours aux mauvais sorts qu’on l’accusait de jeter sur ceux qui ne s’en méfiaient point.