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LA PETITE FADETTE.

de grelet, j’aurais, ma foi, bu un bon coup, ce soir, dans la rivière. »

Parlant ainsi, la petite Fadette lui tourna le dos, et marcha du côté de sa maison en chantant :

Prends ta leçon et ton paquet,
Landry Barbeau le bessonet.

À cette fois, Landry sentit comme un grand repentir dans son âme, non qu’il fût disposé à aucune sorte d’amitié pour une fille qui paraissait avoir plus d’esprit que de bonté, et dont les vilaines manières ne plaisaient point, même à ceux qui s’en amusaient. Mais il avait le cœur haut et ne voulait point garder un tort sur sa conscience. Il courut après elle, et la rattrapant par sa cape :

— Voyons, Fanchon Fadet, lui dit-il, il faut que cette affaire-là s’arrange et se finisse entre nous. Tu es mécontente de moi, et je ne suis pas bien content de moi-même. Il faut que tu me dises ce que tu souhaites, et pas plus tard que demain je te l’apporterai.

— Je souhaite ne jamais te voir, répondit la Fadette très-durement ; et n’importe quelle chose tu m’apporteras, tu peux bien compter que je te la jetterai au nez.

— Voilà des paroles trop rudes pour quelqu’un qui vous offre réparation. Si tu ne veux point de cadeau, il y a peut-être moyen de te rendre service et de te montrer par là qu’on te veut du bien et non pas du mal. Allons, dis-moi ce que j’ai à faire pour te contenter.

— Vous ne sauriez donc me demander pardon et souhaiter mon amitié ? dit la Fadette en s’arrêtant.

— Pardon, c’est beaucoup demander, répondit Landry, qui ne pouvait vaincre sa hauteur à l’endroit d’une fille qui n’était point considérée en proportion de l’âge qu’elle commençait à avoir, et qu’elle ne portait pas toujours aussi raisonnablement qu’elle l’aurait dû ; quant à ton amitié, Fadette, tu es si drôlement bâtie dans ton esprit, que je ne saurais y avoir grand’fiance. Demande-moi donc une chose qui puisse se donner tout de suite, et que je ne suis pas obligé de te reprendre.

— Eh bien, dit la Fadette d’une voix claire et sèche, il en sera comme vous le souhaitez, besson Landry. Je vous ai offert votre pardon, et vous n’en voulez point. À présent je vous réclame ce que vous m’avez promis, qui est d’obéir à mon commandement, le jour où vous en serez requis. Ce jour-là, ce ne sera pas plus tard que demain à la Saint-Andoche, et voici ce que je veux : Vous me ferez danser trois bourrées après la messe, deux bourrées après vêpres, et encore deux bourrées après l’Angélus, ce qui fera sept. Et dans toute votre journée, depuis que vous serez levé jusqu’à ce que vous soyez couché, vous ne danserez aucune autre bourrée avec n’importe qui, fille ou femme. Si vous ne le faites, je saurai que vous avez trois choses bien laides en vous : l’ingratitude, la peur et le manque de parole. Bonsoir, je vous attends demain pour ouvrir la danse, à la porte de l’église.

Et la petite Fadette, que Landry avait suivie jusqu’à sa maison, tira la corillette et entra si vite que la porte fut poussée et recorillée avant que le besson eût pu répondre un mot.

XIV.

Landry trouva d’abord l’idée de la Fadette si drôle qu’il pensa à en rire plus qu’à s’en fâcher. — Voilà, se dit-il, une fille plus folle que méchante, et plus désintéressée qu’on ne croirait, car son payement ne ruinera pas ma famille. — Mais, en y songeant, il trouva l’acquit de sa dette plus dur que la chose ne semblait. La petite Fadette dansait très-bien ; il l’avait vue gambiller dans les champs ou sur le bord des chemins, avec les pâtours, et elle s’y démenait comme un petit diable, si vivement qu’on avait peine à la suivre en mesure. Mais elle était si peu belle et si mal attifée, même les dimanches, qu’aucun garçon de l’âge de Landry ne l’eût fait danser, surtout devant du monde. C’est tout au plus si les porchers et les gars qui n’avaient point encore fait leur première communion la trouvaient digne d’être invitée, et les belles de campagne n’aimaient point à l’avoir dans leur danse. Landry se sentit donc tout à fait humilié d’être voué à une pareille danseuse ; et quand il se souvint qu’il s’était fait promettre au moins trois bourrées par la belle Madelon, il se demanda comment elle prendrait l’affront qu’il serait forcé de lui faire en ne les réclamant point.

Comme il avait froid et faim, et qu’il craignait toujours de voir le follet se mettre après lui, il marcha vite sans trop songer et sans regarder derrière lui. Dès qu’il fut rendu, il se sécha et conta qu’il n’avait point vu le gué à cause de la grand’nuit, et qu’il avait eu de la peine à sortir de l’eau ; mais il eut honte de confesser la peur qu’il avait eue, et il ne parla ni du feu follet ni de la petite Fadette. Il se coucha en se disant que ce serait bien assez tôt le lendemain pour se tourmenter de la conséquence de cette mauvaise rencontre ; mais quoi qu’il fît, il ne put dormir que très-mal. Il fit plus de cinquante rêves, où il vit la petite Fadette à califourchon sur le fadet, qui était fait comme un grand coq rouge et qui tenait, dans une de ses pattes, sa lanterne de corne avec une chandelle dedans, dont les rayons s’étendaient sur toute la joncière. Et alors la petite Fadette se changeait en un grelet gros comme une chèvre, et elle lui criait, en voix de grelet, une chanson qu’il ne pouvait comprendre, mais où il entendait toujours des mots sur la même rime : grelet, fadet, cornet, capet, follet, bessonnet, Sylvinet. Il en avait la tête cassée, et la clarté du follet lui semblait si vive et si prompte que, quand il s’éveilla, il en avait encore les orblutes, qui sont petites boules noires, rouges ou bleues, lesquelles nous semblent être devant nos yeux, quand nous avons regardé avec trop d’assurance les orbes du soleil ou de la lune.

Landry fut si fatigué de cette mauvaise nuit qu’il s’endormait tout le long de la messe, et mêmement il n’entendit pas une parole du sermon de M. le curé, qui, pourtant, loua et magnifia on ne peut mieux les vertus et propriétés du bon saint Andoche. En sortant de l’église, Landry était si chargé de langueur qu’il avait oublié la Fadette. Elle était pourtant devant le porche, tout auprès de la belle Madelon, qui se tenait là, bien sûre que la première invitation serait pour elle. Mais quand il s’approcha pour lui parler, il lui fallut bien voir le grelet qui fit un pas en avant et lui dit bien haut avec une hardiesse sans pareille :

— Allons, Landry, tu m’as invitée hier soir pour la première danse, et je compte que nous allons n’y pas manquer.

Landry devint rouge comme le feu, et voyant Madelon devenir rouge aussi, pour le grand étonnement et le grand dépit qu’elle avait d’une pareille aventure, il prit courage contre la petite Fadette.

— C’est possible que je t’aie promis de te faire danser, grelet, lui dit-il ; mais j’avais prié une autre auparavant, et ton tour viendra après que j’aurai tenu mon premier engagement.

— Non pas, repartit la Fadette avec assurance. Ta souvenance te fait défaut, Landry ; tu n’as promis à personne avant moi, puisque la parole que je te réclame est de l’an dernier, et que tu n’as fait que me la renouveler hier soir. Si la Madelon a envie de danser avec toi aujourd’hui, voici ton besson qui est tout pareil à toi et qu’elle prendra à la place. L’un vaut l’autre.

— Le grelet a raison, répondit la Madelon avec fierté en prenant la main de Sylvinet ; puisque vous avez fait une promesse si ancienne, il faut la tenir, Landry. J’aime bien autant danser avec votre frère.

— Oui, oui, c’est la même chose, dit Sylvinet tout naïvement. Nous danserons tous les quatre.

Il fallut bien en passer par là pour ne pas attirer l’attention du monde, et le grelet commença à sautiller avec tant d’orgueil et de prestesse, que jamais bourrée ne fut mieux marquée ni mieux enlevée. Si elle eût été pimpante et gentille, elle eût fait plaisir à voir, car elle dansait par merveille, et il n’y avait pas une belle qui n’eût voulu avoir sa légèreté et son aplomb ; mais le pauvre gre-