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LA FAUVETTE DU DOCTEUR.

et salir ses manuscrits. Le Docteur s’est levé sept fois de son lit ce matin pour lui attraper des mouches, et les lui faire avaler proprement. Enfin, il est stupide comme un vieillard amoureux. Pauvre docteur ! où diable as-tu été placer tes affections ? Ton idole ne pèse pas un gramme. Il ne faut qu’une antenne d’insecte un peu trop forte pour lui donner une indigestion et la faire descendre au tombeau. Une amante âgée de dix jours ! Ses plumes sont si rares et si courtes que si tu ne la tenais toute la nuit dans ton sein, elle serait morte de froid en plein été. Vieux cœur ! il te reste donc encore assez de feu pour réchauffer une fauvette.

« Il y a longtemps que je ne m’étais attaché aux bêtes comme cela m’arrive cette année. Cela signifie quelque chose. Est-ce que j’aurais pour la centième et dernière fois, déserté le culte de l’intelligence ? Est-ce que celui de la force me serait devenu si odieux que je voudrais irrévocablement retourner à la sollicitude pour les petits ?

« Pourquoi cette bête menue te semble-t-elle si adorable ? — C’est qu’elle vient à ta voix se blottir dans ta main ; c’est qu’elle te connaît ; c’est qu’elle t’aime ; c’est qu’elle te sent bon, secourable et nécessaire… c’est que dix jours ont suffi pour qu’elle s’abandonnât sans retour et sans réserve. — C’est qu’elle ne connaît et n’aime que toi sur la terre aujourd’hui… De qui, docteur, pourrais-tu en dire autant ?

« N’est-ce pas une chose sainte, une loi divine que cet amour de la faiblesse pour la force, et réciproquement de la force pour la faiblesse ? C’est ainsi que la compagne de l’homme chérit ses petits ; c’est ainsi que l’homme devrait chérir sa compagne… Mais il a imaginé de consacrer par des lois de servitude l’inévitable dépendance de la femme, et dès lors, adieu la douceur et la liberté de l’amour ! Quelle femme réclamerait exclusivement la vie de l’esprit, si on lui donnait celle du cœur ? Il est si bon d’être aimé ! Mais on les maltraite, on leur reproche l’idiotisme où on les plonge, on méprise leur ignorance, on raille leur savoir. En amour, on les traite comme des courtisanes ; en amitié conjugale, comme des servantes. On ne les aime pas, on s’en sert, on les exploite ; et on espère ainsi les assujettir à la loi de fidélité ! Quelle erreur ! Si je te maltraitais, ma fauvette, tu irais bientôt sur le plus haut des arbres du jardin, car dans huit jours tu auras de bonnes ailes et l’amour seul te retiendra près de moi. »


GEORGE SAND.


Nous avons voulu savoir quel était le docteur octogénaire en question ; mais, parmi les amis de George Sand, personne ne l’a connu. Seulement, nous avons ouï dire qu’autrefois l’auteur, dans l’intimité, avait reçu de ses amis le sobriquet de vieux docteur.

(note de l’éditeur.)


FIN DE LA FAUVETTE DU DOCTEUR.