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ANDRÉ

à douze cents francs de rente, le strict nécessaire pour quiconque sait lire et écrire, et ne veut être ni soldat ni domestique.

André laissa voir sur son visage l’émotion pénible que lui causait cette nécessité ; il promit néanmoins de s’en occuper. Geneviève comprit qu’il ne s’en occuperait pas. Elle s’arma de résolution et alla trouver le marquis. Elle lui exposa sa demande dans les termes les plus doux, et fut accueillie mieux qu’elle ne s’y attendait. Le marquis espéra acheter à ce prix modeste la signature d’André à un acte de renonciation, et il promit à cette condition d’acquiescer à la demande de Geneviève ; mais celle-ci, qui en toute autre situation se fût engagée à tous les sacrifices possibles, comprit qu’elle n’avait pas le droit de le faire en ce moment : elle allait mourir et laisser un orphelin ; car André n’était pas plus propre au rôle de père qu’à celui de fils et d’époux. Elle frémit à l’idée de dépouiller son enfant et de le sacrifier à un sentiment d’orgueil et de dédain. Elle essaya de faire comprendre à son beau-père ce qui se passait en elle ; mais ce fut bien inutile : le marquis insista. Geneviève fut forcée de résister franchement. Alors le marquis entra dans une fureur épouvantable et l’accabla d’injures. La gouvernante, qui avait écouté à la porte, dans la crainte que son maître ne se laissât persuader par cet entretien, entra et joignit ses reproches et ses insultes à celles du marquis. Geneviève avait supporté les premières avec résignation ; elle répondit aux secondes par une seule parole de ce froid mépris qu’elle savait exprimer, dans l’occasion, d’une manière incisive. Le marquis prit le parti de sa maîtresse, et, ayant épuisé tout le vocabulaire des jurons et des gros mots, leva le bras pour frapper Geneviève. En cet instant, André, attiré par le bruit, entrait dans la chambre. Personne n’était plus violent que lui quand une forte commotion le tirait de sa léthargie habituelle : dans ces moments-là il perdait absolument la tête et devenait furieux. À la vue de Geneviève enceinte, à demi terrassée par le bras robuste du marquis, tandis que l’odieuse servante s’avançait, une chaise dans les mains, pour la jeter sur elle, André s’élança sur un couteau de chasse qui était ouvert sur la table, prit d’une main son père à la gorge, et de l’autre le frappa à la poitrine.

Geneviève s’était élancée entre eux avec un gémissement d’horreur ; elle avait saisi le bras d’André et l’avait contraint à céder. La chemise du marquis fut à peine effleurée par la lame, et Geneviève se coupa les doigts assez profondément en cherchant à s’en emparer. « Ton père ! ton père ! c’est ton père ! » criait-elle à André d’une voix étouffée. André laissa tomber le couteau et s’évanouit.

La servante essaya de jeter sur Geneviève tout l’odieux de cette scène déplorable ; mais le marquis avait vu de trop près les choses pour ne pas savoir très-bien que Geneviève lui avait sauvé la vie, que le sang dont il était couvert était sorti des veines de la pauvre innocente. Il se calma aussitôt et l’aida à secourir André, qui était dans un état effrayant. Quand il revint à lui, il regarda son père et sa femme d’un air effaré, et leur demanda ce qui s’était passé. « Rien, » dit le marquis, dont le cœur n’était pas toujours fermé à la miséricorde à la vue d’un repentir sincère, et qui d’ailleurs se sentait aussi coupable qu’André. « À genoux, André, dit Geneviève à son mari ; à genoux devant ton père ! et ne te relève pas qu’il ne t’ait pardonné. Je vais te donner l’exemple. »

Cette soumission acheva de désarmer le marquis ; il embrassa son fils et Geneviève, et déclara qu’il accordait la pension de douze cents francs. Les malheureux jeunes gens n’étaient guère en état de songer au sujet de la querelle. André eut, pendant trois jours, un tremblement nerveux de la tête aux pieds. Son père radoucit sensiblement ses manières accoutumées, mit sa servante à la porte, et témoigna presque de la tendresse à Geneviève ; mais il n’était plus temps : son enfant était mort ce jour-là dans son sein ; elle ne le sentait plus remuer, et elle attendait tous les jours avec un courage stoïque les atroces douleurs qui devaient la délivrer de la vie.

Le brave médecin qui avait soigné André vint la voir et lui demanda comment elle se trouvait. Geneviève l’emmena dans le verger, et quand ils furent seuls, « Mon enfant est mort, lui dit-elle d’un air triste et calme, et moi je mourrai aussi ; dites-moi si vous croyez que ce sera bientôt. » Le médecin n’eut pas de peine à le croire et vit qu’elle était perdue, mais qu’elle avait du courage.

« Au moins, lui dit-il, vous mourrez sans trop souffrir ; vous n’aurez pas la force d’accoucher. Vous avez un anévrisme au cœur, et vous étoufferez dès les premiers symptômes de délivrance.

— Je vous remercie de cette promesse, dit Geneviève, et je remercie Dieu, qui m’épargne à mon dernier moment. J’ai assez souffert dans cette vie ; il a fini avec moi. »

En effet, pendant ce dernier mois, Geneviève ne souffrit plus : elle n’avait pas la force de quitter son fauteuil ; mais elle lisait l’Écriture sainte ou se faisait apporter des fleurs dont elle parsemait sa table. Elle passait des heures entières à les contempler d’un air heureux, et personne ne pouvait deviner à quoi elle songeait dans ces moments-là. Geneviève souffrait de se voir entourée et surveillée ; elle demandait en grâce à être seule ; alors il lui semblait qu’elle rêvait ou priait plus librement ; elle regardait doucement le ciel et ses fleurs, puis elle se penchait vers elles et leur parlait à demi-voix d’une manière étrange et enfantine. « Vous savez que je vous aime, leur disait-elle ; j’ai un secret à vous dire : c’est que je vous ai toujours préférées à tout. Pendant longtemps je n’ai vécu que pour vous ; j’ai aimé André à cause de vous, parce qu’il me semblait pur et beau comme vous. Quand j’ai souffert par lui, je me suis reportée vers vous ; je vous ai demandé de me consoler, et vous l’avez fait bien souvent ; car vous me connaissez, vous avez un langage, et je vous comprends. Nous sommes sœurs. Ma mère m’a souvent dit que, quand elle était enceinte de moi, elle ne rêvait que de fleurs, et que, quand je suis née, elle m’a fait mettre dans un berceau semé de feuilles de roses. Quand je serai morte, j’espère qu’André en répandra encore sur moi, et qu’il vous portera tous les jours sur mon tombeau, ô mes chères amies ! »

Quelquefois elle prenait un lis et l’approchait du visage d’André agenouillé devant elle. « Tu es blanc comme lui, lui disait-elle, et ton âme est suave et chaste comme son calice ; tu es faible comme sa tige, et le moindre vent te courbe et te renverse. Je t’ai aimé peut-être à cause de cela ; car tu étais, comme mes fleurs chéries, inoffensif, inutile et précieux. »

Quelquefois il lui arriva de se surprendre à regretter presque la vie. Le matin, quand la nature s’éveillait riante et animée, quand les oiseaux chantaient dans les arbres couverts de fleurs, quand tout semblait goûter et savourer le bonheur, alors elle éprouvait contre André une sorte de colère sourde ; elle se rappelait les jours calmes et délicieux qu’elle avait passés dans sa petite chambre avant de le connaître, et elle sentait que tous ses maux dataient du jour où il lui avait parlé d’amour et de science. Elle regrettait son ignorance, et le calme de son imagination, et les tendres rêveries où elle s’endormait heureuse, alors qu’elle ne savait la raison de rien dans l’univers. Dans ces moments de tristesse, elle priait André de la laisser seule, et elle attendait, pour le rappeler, que cette disposition eût fait place à sa résignation habituelle ; alors elle le traitait avec une ineffable tendresse, et, pour le récompenser de ses derniers soins, elle emporta dans la tombe le secret de quelques larmes accordées à la mémoire du passé.

Quelques jours avant sa mort, Henriette vint la voir, et lui demanda pardon, à genoux et en sanglotant, de sa conduite folle et cruelle. Geneviève la pressa contre son cœur et lui promit de prier pour elle dans le ciel.

Le dernier jour, Geneviève pria André de lui apporter plus de fleurs qu’à l’ordinaire, d’en couvrir son lit et de lui faire un bouquet et une couronne. Quand il les eut apportées, il s’aperçut qu’il y avait des tubéreuses et voulut les retirer dans la crainte que leur parfum ne lui fit mal ; Geneviève le força de les lui rendre. « Donne, donne, André, lui dit-elle, tu ne sais pas quel bien j’en