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LES MAÎTRES MOSAÏSTES.

— L’astre des Zuccati pourrait bien tomber des nuées, malgré toutes les protections des peintres, dit l’envieux Dominique, si on voulait s’en donner la peine.

— Comment cela ? s’écrièrent les deux autres ; si tu sais un moyen de les humilier, dis-le, et que tes torts envers nous te soient remis.

— Je ne me soucie pas plus de vous que d’eux, répliqua Dominique ; seulement je dis qu’il n’est pas impossible de prouver qu’ils abusent de leur salaire, en faisant de mauvaise besogne, et que par conséquent ils volent les deniers de la république.

— Vous êtes méchant, messer Dominique, dit le prêtre avec sévérité. Ne parlez pas ainsi de deux hommes qui jouissent de l’estime générale ; vous donneriez à penser que vous êtes jaloux de leurs avantages.

— Oui, j’en suis jaloux ! s’écria Dominique en frappant du pied. Et pourquoi n’en serais-je pas jaloux ? N’est-ce pas une injustice, de la part des procurateurs, de leur donner cent ducats d’or par an, tandis que nous n’en avons que trente, nous qui travaillons depuis bientôt dix ans à l’arbre généalogique de la Vierge ? J’ose dire que ce travail énorme n’eût pu être mené à moitié, quand même les Zuccati y auraient consacré toute leur vie. Combien de mois leur faut-il pour faire seulement un pan de robe ou une main d’enfant ? Qu’on les observe un peu, et on verra ce que leur beau talent coûte à la république.

— Ils vont moins vite que vous, il est vrai, répondit le prêtre ; mais quelle perfection de dessin, quelle richesse de couleur !

— Si vous n’étiez pas un prêtre, répliqua Vincent en haussant les épaules, on vous apprendrait à parler. Vous feriez mieux de retourner à votre confessionnal et à votre encensoir, que de juger des choses auxquelles vous n’entendez rien.

— Messer ! qu’osez-vous dire là ? s’écria Alberto un peu offensé. Vous oubliez que je savais le métier avant que vous en eussiez les premières notions, et que je suis le meilleur disciple de notre maître à tous, de l’ingénieux Rizzo, le digne successeur de nos vieux maîtres gypsoplastes.

— Ingénieux tant que vous voudrez ; il ne faut pas tant d’imagination, par le corps du Christ ! pour travailler la mosaïque. Il faut ce qui vous manque, à vous autres prêtres, et à ces fainéants de Zuccatti ; il faut des bras infatigables, des reins de fer, de la précision et de l’activité. Dites la messe, père Alberto, et laissez-nous tranquilles.

— Pas de bruit ! dit Antonio, voilà ce vieux sournois de Sébastien Zuccato qui passe. Comme ses fils le reconduisent avec des coups de barrette et des baisements de mains ! Ne dirait-on pas d’un doge escorté de ses sénateurs ? Cela tranche de l’illustrissime, et cela ne sait pas tenir le tampon !

— Silence ! dit Vincent, voilà messer Robusti qui vient regarder notre ouvrage. »

Ils se découvrirent tous les trois, plus par crainte du crédit du maître que par respect pour son génie, qu’ils n’étaient pas capables d’apprécier. Le père Alberto marcha à sa rencontre et le promena dans la chapelle de Saint-Isidore. Le Tintoret donna un coup d’œil aux panneaux incrustés, accorda des éloges aux réparations de l’antique mosaïque grecque, confiées au prêtre, et se retira en saluant profondément les Bianchini, sans leur adresser la parole ; car il n’estimait ni leurs ouvrages ni leurs personnes.

IV.

Quand la journée de travail fut finie, les Zuccati ayant soupé avec leurs principaux apprentis, Bozza, Marini et Ceccato (qui tous plus tard furent d’excellents artistes), dans une petite bottega où ils avaient coutume de se rassembler sous les Procuraties. Valerio s’apprêtant à courir à ses affaires ou à ses plaisirs, son frère le retint et lui dit :

« Pour aujourd’hui, mon cher Valerio, il faut que tu me fasses le sacrifice d’une partie de ta soirée. Je me retire de bonne heure, tu le sais ; tu auras donc encore du temps de reste quand nous aurons causé.

— J’y consens répondit Valerio ; mais c’est à condition que nous allons prendre une barque de régate, et courir un peu le flot ; car je me sens brisé par le travail de la journée, et je ne puis me reposer d’une fatigue que par une autre.

— Je ne saurais t’aider à la rame, répondit Francesco ; je n’ai pas ta santé robuste, mon cher Valerio, et comme je ne veux pas manquer à mon travail de demain, il ne faut pas que je me fatigue ce soir ; mais comme, si je te refuse ce divertissement, je vois bien que je ne pourrai obtenir de toi que tu me consacres ces deux ou trois heures, je vais prier Bozza d’être de la partie ; c’est un digne garçon, il ne sera pas de trop dans l’entretien que je veux avoir avec toi. »

Bartolomeo Bozza accepta cette offre avec empressement, fit avancer une des barques les mieux décorées, et saisit une rame, tandis que Valerio s’empara de l’autre. Chacun, debout à une extrémité de la barquette, l’enleva d’un bras vigoureux et la fit bondir sur les ondes écumantes. C’était l’heure où le beau monde allait jouir, sur le grand canal, de la fraîcheur du soir. L’étroite nacelle se glissa rapide et furtive parmi les gondoles, comme un oiseau des mers qui fuit le chasseur en volant au ras des herbes marines. Mais, malgré l’agilité et le silence des rameurs, tous les regards s’attachèrent sur eux, et toutes les dames se penchèrent sur leurs coussins pour voir plus longtemps le beau Valerio, dont la grâce et la force faisaient envie aux patriciens comme aux gondoliers, et dont les regards offraient un mélange singulier d’audace et de candeur. Le Bozza était aussi un garçon robuste, bien fait, quoique maigre et pâle. Un feu sombre brillait dans ses yeux noirs, une barbe épaisse couvrait la moitié de ses joues, et quoique ses traits manquassent de régularité, il fixait l’attention par leur expression triste et dédaigneuse. Maigre et pâle aussi, mais noble et non arrogant, mélancolique et non chagrin, Francesco Zuccato, couché au fond de la barque sur un tapis de velours noir, appuyé nonchalamment sur un de ses coudes, et plongé dans une rêverie qui ne lui permettait guère de s’occuper de la foule, partageait avec Valerio les suffrages des dames et ne s’en apercevait pas.

Quand ces trois jeunes gens eurent remonté tout le canal, ils errèrent doucement sur les lagunes, bien loin des endroits fréquentés ; puis, se laissant aller à la dérive, couchés dans la barque, sous un beau ciel semé d’innombrables étoiles, ils causèrent sans contrainte.

« Mon cher Valerio, dit l’aîné des Zuccati, je vais encore vous obséder de mes représentations : mais il faut absolument que vous me promettiez de mener une vie plus sage.

— Tu ne pourras jamais m’obséder, mon frère bien-aimé, répondit Valerio, et ta sollicitude me trouvera toujours reconnaissant. Mais je ne puis te promettre de changer. Je me trouve si bien de cette vie que je mène ! je suis heureux autant qu’un homme peut l’être. Pourquoi veux-tu que je m’abstienne de bonheur, toi qui m’aimes tant ?

— Cette vie te tuera, s’écria Francesco ; il est impossible de mener de front, comme tu le fais, le plaisir et la fatigue, la dissipation et le travail.

— Cette vie m’anime et me soutient, au contraire ! reprit Valerio. Qu’est-ce que la vie dans les desseins de Dieu, sinon une continuelle alternative de jouissances et de privations, de fatigue et d’activité ? Laisse-moi faire, Francesco, et ne juge pas mes forces d’après les tiennes, la nature a été certainement inconséquente, en ne donnant pas au meilleur et au plus estimable de nous deux la santé la plus forte et le caractère le plus enjoué. Mais tant d’autres dons te sont échus, que tu peux bien, cher Francesco, ne pas m’envier ceux-là.

— Je ne te les envie pas, dit Francesco, quoique ce soient les plus précieux de tous, et qu’eux seuls nous