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JEANNE.

être aussi douce et aussi résignée que sa vie. Sa voix s’adoucit, et prit un accent céleste en murmurant ces vers d’une autre chanson du pays :

En traversant les nuages,
J’entends chanter ma mort.
Sur le bord du rivage
On me regrette encore…

Oh, moi là ! oh, moi là ! Finaud, mon petit chien, mon chien Finaud ! Tranche, tranche, aoulé, aoulé ! en sus, en sus… vire, vire, vire !…

— Que dit-elle, mon Dieu ! s’écria M. Harley en joignant les mains.

— Elle rassemble son troupeau pour partir ; elle excite son chien, dit le docteur. Elle se croit au pré… C’est le délire.

— Monsieur Harley, je veux vous parler, dit tout à coup Jeanne d’une voix ferme. Vous êtes un brave homme, un homme selon Dieu… Ma chère mignonne est un ange du ciel… Je vous commande de la part du bon Dieu et de la Sainte-Vierge de l’épouser… Et puis, écoutez, vous irez à Toull-Sainte-Croix, vous assemblerez tous les gens de l’endroit, et vous leur direz de ma part ce que je vas vous dire : Il y a un trésor dans la terre. Il n’est à personne ; il est à tout le monde. Tant qu’un chacun le cherchera pour le prendre et pour le garder à lui tout seul, aucun ne le trouvera. Ceux qui voudront le partager entre tout le monde, ceux-là le trouveront ; et ceux qui feront cela seront plus riches que tout le monde, quand même ils n’auraient que cinq sous… comme moi… et comme sainte Thérèse… Vous leur direz cela, c’est la connaissance, la vraie connaissance que ma mère m’a donnée ou qu’elle m’avait bien commandé de donner à tout le monde quand j’aurais trouvé le trésor. S’ils ne vous écoutent pas, ils pourront encore longtemps chanter la vieille chanson :

Dites-moi donc, ma mère,
Où les Français en sont ?
Ils sont dans la misère,
Toujours comme ils étions.

La voix de Jeanne avait un timbre céleste, mais elle s’affaiblissait de plus en plus.

— Monsieur Harley, dit-elle, attendez, ne partez pas encore ; mettez-moi mon chapelet dans les mains… Y est-il ? Je ne le sens pas ; j’ai les mains mortes. Vous aimerez ma chère mignonne, pas vrai ? Oh ! mon Dieu, voilà la grand’fade devant moi ; comme elle est blanche ! Elle éclaire comme le soleil… Elle a le bœuf d’or sous ses pieds ! Adieu, mes amis !… Adieu, mon Cadet ; adieu, ma Claudie… Êtes-vous là ? Vous prierez le bon Dieu pour moi… Vous recommanderez ma pauvre tante à mon parrain… Et ma chère mignonne ? Ah ! je la vois !… Bonsoir, ma chère demoiselle, voilà le soleil qui s’en va… et le clocher de Toull qui se montre. M’y voilà arrivée, Dieu merci !…

Jeanne étendit le bras, et voulut saisir la main de sir Arthur, qu’elle prenait pour Marie. Mais elle l’avait dit, ses mains étaient mortes, et son bras demeura raide hors du lit. Arthur le couvrit de baisers qu’elle ne sentit pas. Elle avait cessé de vivre…

Guillaume, Arthur et Marie, brisés d’abord par la douleur, retrouvèrent leur courage pour aller ensevelir le corps de Jeanne dans le cimetière de Toull, à côté de celui de Tula et des autres parents.

Malgré les précautions de sir Arthur, Guillaume se battit en duel avec Marsillat. Ce dernier, en apprenant la chute et la mort de Jeanne, avait perdu tout son orgueil, et il avait été s’accuser et gémir sincèrement dans le sein de sir Arthur, qui lui avait tout pardonné, le trouvant bien assez puni par ses remords. Mais Guillaume continuait à être exaspéré contre lui. Sa mère l’avait détrompé, en lui disant, pour le consoler de la perte de Jeanne, que cette jeune fille n’était pas et ne pouvait pas être sa sœur. Cette nouvelle révélation ne fit qu’irriter la douleur du jeune homme. Il accusa madame de Charmois et Marsillat de la mort de cette chaste victime, et sa fureur contre Léon ne connut plus de bornes. Il le provoqua si amèrement que, malgré la patience et la générosité dont le bouillant avocat fit preuve en cette occasion, il le força de se battre avec lui dans le cromlech des pierres jomâtres. Marsillat avait fait tout au monde pour éviter cette extrémité. Il avait trop d’avantage sur Guillaume, et pourtant celui-ci le blessa grièvement à la cuisse. Marsillat en resta boiteux, ce qui nuisait singulièrement à ses succès auprès des beautés de la ville et de la campagne. Une difformité, ou une infirmité, si peu choquante qu’elle soit, est plus répulsive aux paysans qu’une laideur amère jointe à un corps bien constitué. Claudie ressentit l’effet de cette disgrâce de son amant ; ou plutôt, lorsqu’elle eut appris ou deviné la véritable cause de la mort de Jeanne, elle ne put jamais pardonner.

Marie et Arthur furent longtemps inconsolables. Mais Jeanne avait dicté ses dernières intentions à M. Harley, qui se fit un devoir de les remplir. Après Jeanne, Marie était pour lui la plus excellente de toutes les femmes. Leur affection pour cette chère défunte forma un lien sacré entre eux. Ils se marièrent un an après sa mort, et voyagèrent pendant quelque temps avec Guillaume, pour le distraire de sa douleur sombre. Le jeune baron se rétablit enfin, et n’épousa point Elvire de Charmois, qui resta longtemps fille, au grand déconfort de sa mère.

Guillaume n’était pas sans remords. Il se reprochait amèrement d’avoir aimé Jeanne trop ou trop peu, de n’avoir pas su vaincre à temps sa passion, ou de n’y avoir pas héroïquement cédé, en offrant le premier à sa filleule un amour noble et dévoué comme celui de M. Harley. À quelque chose, dit-on, malheur est bon. Cela est vrai, si le repentir nous purifie. Guillaume en fut un exemple. Il ne fit point d’actions éclatantes ; il resta rêveur et amant de la solitude ; mais il porta dans toutes ses relations avec les hommes que le préjugé lui rendait inférieurs une charité et une bienveillance à toute épreuve. Il ne fit en cela qu’imiter sa sœur et son beau-frère, dont les idées et les actions généreuses semblèrent d’un siècle en avant du temps misérable et condamné où nous vivons.

Marsillat avait reçu une dure leçon. Il se corrigea du libertinage ; mais il avait le fond de l’âme trop égoïste pour ne pas remplacer cette mauvaise passion par une autre. L’ambition politique devint le stimulant de son intelligence et la chimère de sa vie.



FIN DE JEANNE.