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JEANNE.

et activement à rapprocher ces deux cœurs faits pour se comprendre, et ces deux existences qui, à les voir sans préjugé, semblent faites l’une pour l’autre.

— Tu me fais trembler, répondit Marie ; je ne comprends rien à ce qui s’est passé hier ; car j’ai appris, par hasard, mais de source certaine, que la tante de Jeanne n’a pas été malade. C’était donc un prétexte pour nous quitter. Il faut que quelque chose lui ait déplu en nous et l’ait fait amèrement souffrir. Il me semble que ce sont tous ces bruits de mariage qui ont circulé malgré nous, et qui lui sont revenus, qui causaient sa résolution de nous abandonner. Tu as eu le pouvoir de nous la ramener. Béni sois-tu, ami ! car je sens que je ne pourrais plus vivre sans Jeanne. Je l’aime, Guillaume, je l’aime comme si elle était notre sœur ! Et si tu veux que je te le dise, hier soir, en vous attendant avec anxiété, il m’est passé par la tête mille désirs romanesques, mille rêveries insensées. Croirais-tu que, malgré moi, je me surprenais à méditer le projet de quitter le monde, de dépouiller ce rang qui me pèse, de m’enfuir au désert, de chausser des sabots, et d’aller garder les chèvres avec Jeanne sur les bruyères d’Ep-Nell ? Oui, j’ai fait ce doux songe, et je ne jurerais pas de ne jamais le réaliser, s’il me fallait vivre ici, loin de ma belle pastoure, de ma Jeanne d’Arc, de l’héroïne de tous les poëmes inédits que je porte dans mon cœur et dans ma tête depuis un an !

— Chère Marie, adorable folle ! répondit le jeune baron en souriant d’un air attendri, ton rêve se réalisera sans secousses, sans scandale, et sans douleur de la part des tiens. Jeanne épousera sir Arthur : ils vivront près de nous, avec nous. Ils achèteront des terres incultes qu’ils fertiliseront peu à peu, et sur lesquelles tu pourras longtemps encore errer avec ta belle pastoure, en chantant des airs rustiques, et en voyant courir de jeunes chevreaux. Il te sera loisible même de porter des sabots les jours de pluie, et de te croire bergère. Mais pour que tout cela arrive, il faut nous hâter de rendre à Jeanne la confiance qu’elle doit avoir en nous. Il faut qu’elle sache que personne ici ne veut la séduire, et qu’un honnête homme veut l’épouser. Il faut surtout qu’elle quitte ses vaches et qu’elle vienne passer la journée dans ta chambre avec nous trois. Il faut enfin que ce soir cette étrange mais bienheureuse union soit décidée, afin que sir Arthur puisse demander sérieusement la main de Jeanne à notre mère, sa marraine et sa protectrice naturelle.

— Allons, dit Marie, le cœur me bat ; et je crains de m’éveiller d’un si doux songe !

Il serait difficile de peindre la surprise naïve et prolongée de Jeanne, lorsque assise dans la chambre de Marie, entre sa chère mignonne et son parrain, qui lui parlait avec animation, elle vit M. Harley, courbé et presque agenouillé devant elle, lui demander de consentir à l’épouser. On eut quelque peine à vaincre son humble confiance et l’effet des mensonges de madame de Charmois. Pourtant, lorsque Arthur lui eut donné sa parole d’honneur qu’il n’avait jamais été marié, et lorsque Jeanne entendit son parrain et sa mignonne se porter garants de la loyauté de leur ami, elle devint sérieuse, pensive, croisa ses mains sur son genou, pencha la tête et ne répondit rien. Elle semblait ne plus rien entendre et prier intérieurement pour obtenir du ciel la lumière et l’inspiration. Son teint était animé, son sein légèrement ému. Jamais elle n’avait été aussi belle ; et Marsillat, qui l’avait si souvent comparée à Galathée, eût dit qu’elle venait de recevoir le feu sacré de la vie pour la première fois.

Mais cet éclat fut de peu de durée. Peu à peu le teint de Jeanne redevint pâle comme il l’avait été la veille après sa chute. Ses yeux fixes perdirent leur brillant, et sa bouche retrouva l’expression de réserve et de fermeté qui lui était habituelle.

— Eh bien ! Jeanne, dit Marie en la secouant comme pour la réveiller de sa méditation, ne veux-tu donc pas être heureuse ?

— Ma chère mignonne, répondit Jeanne en lui baisant les mains, vous me souhaitez quasiment plus de bien qu’à vous-même, et je vous aime quasi autant que j’ai aimé ma défunte mère. Jugez donc si je voudrais vous faire plaisir ! Vous, mon parrain, vous faites tout pour me reconsoler d’un peu de peine que vous m’avez causé, et dont je vous assure bien que je ne me souviens plus. Soyez assuré que j’ai autant de confiance en vous qu’en votre sœur. Et, tant qu’à vous, Monsieur, dit-elle à sir Arthur en lui prenant la main avec cordialité, je vois bien que vous êtes un brave homme, un bon cœur et un vrai chrétien. Je me sens autant d’amitié pour vous que si vous n’étiez pas Anglais. N’allez donc pas vous imaginer que j’aie rien contre vous. Mais aussi vrai que je m’appelle Jeanne, et que Dieu est bon, quand même je voudrais me marier avec vous, ça ne me serait pas permis. Ainsi ne m’en voulez pas, et ne croyez pas que je me fasse un plaisir de vous refuser ; je dirais que c’est un chagrin pour moi, si ce n’était pécher de dire qu’on est mécontent de faire la volonté de Dieu.

— Jeanne, dit M. Harley, je ne sais pas vos motifs, mais je crois les avoir devinés. J’ai causé hier toute la journée avec M. Alain ; et bien qu’il n’ait pas trahi le secret de votre confiance, il m’a laissé pressentir que vous étiez sous l’empire de scrupules religieux. Je ne crois pas impossible que la religion elle-même fasse cesser ces scrupules mal fondés. Permettez donc que je vous amène demain M. le curé de Toull, afin qu’il cause avec vous et qu’il décide, en dernier ressort, si vous devez me refuser ou me laisser l’espérance.

— Ça me fera grand plaisir de revoir M. Alain, dit Jeanne ; c’est un bon prêtre et un homme juste ; mais ce n’est qu’un prêtre, et il ne peut rien changer à ce qu’on doit au bon Dieu. Faites-le venir si vous voulez, Monsieur. Je causerai avec lui tant qu’il vous plaira. Mais ne croyez pas que ça me décide au mariage. M. Alain vous dira comme moi, quand il m’aura écoutée, que je ne puis pas me marier.

— Jeanne, j’espère que tu te trompes, dit mademoiselle de Boussac, et que ton curé te fera changer d’avis. Tu es bien pâle, ma chère pastoure, et je crains qu’en refusant tu ne fasses violence à ton cœur.

Jeanne rougit faiblement et pâlit encore davantage après.

— J’ai un peu mal à la tête, dit-elle ; je ne veux pas rester comme ça sans travailler enfermée dans une chambre. Vous voyez, monsieur Harley, que je ferais une drôle de dame ! Laissez-moi aller à mon ouvrage, ma mignonne

XXV.

CONCLUSION.

Le secret et le résultat de l’entretien de Jeanne et de ses trois amis restèrent secrets, et elle ne reparut au château qu’après le coucher du soleil.

— Je n’ai jamais vu fille pareille ! dit Cadet en la voyant entrer ; elle est moitié morte et elle travaille toujours ! Tu veux donc t’achever bien vite, vilaine Jeanne ?

— Pourquoi me dis-tu ça, vilain Cadet, répondit Jeanne en souriant. Est-ce que tu t’es tué toutes les fois que le grand cheval à mon parrain t’a jeté par terre ?

— C’est égal, dit Claudie en regardant Jeanne, je ne sais pas si tu es tombée ou non, je ne sais pas où tu as passé l’autre soir ; mais tu as la figure et la bouche aussi blanches qu’un linge ; et si tu restais comme ça, on aurait peur de toi. Tu sembles la grand’fade !

Cependant Jeanne retourna aux champs le lendemain matin. Mais elle avoua à Claudie qu’elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Mademoiselle de Boussac l’avait fait encore coucher dans sa chambre ; et Jeanne, dans la crainte de réveiller sa chère demoiselle, s’était tenue silencieuse et calme, malgré le supplice de l’insomnie. Cependant elle assurait n’avoir qu’un petit mal de tête. Peut-être que Jeanne était trempée pour supporter héroïquement la souffrance. Peut-être aussi qu’elle avait une de ces organisations exceptionnelles, si parfaites, que la douleur physique semble n’avoir pas de prise sur elles. Le médecin qui l’interrogea dans la matinée, un peu inquiet de sa pâleur, et se méfiant du calme de ses réponses, demanda à Claudie ce qu’elle en pensait.