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JEANNE.

ver adroitement. Ces réflexions rendirent à sir Arthur le calme qui commençait à l’abandonner. Guillaume, dit-il au jeune baron, ne vous laissez pas dominer ainsi par le soupçon et la crainte. Jeanne n’est point ici, elle s’est enfuie déjà dans le préau ; allez la rejoindre et laissez-moi parler avec M. Marsillat.

— Jeanne ne sait pas mentir, Jeanne me dira la vérité, s’écria Guillaume en s’élançant dehors. Malheur à vous, Marsillat, si son témoignage vous condamne !

— Monsieur Marsillat, dit Arthur lorsqu’il fut seul avec lui, je ne me permettrai pas de qualifier votre conduite, car j’ignore par quels artifices vous avez pu décider Jeanne à venir ici. Mais je sais qu’elle en est sortie pure, et j’aime à croire que vous espériez la convaincre sans avoir l’intention de lui faire violence.

— Faites-moi grâce de vos commentaires sur ma conduite et mes intentions, Monsieur, répondit Léon. Je n’ai de comptes à rendre à personne, et c’est vous qui avez à m’expliquer votre propre conduite et vos propres intentions. J’attends de vous de promptes excuses ou une prochaine réparation.

— Si j’avais agi légèrement, dit M. Harley, si j’étais entré ici sans la certitude d’y trouver Jeanne, si je ne l’avais entendue protester contre vos entreprises, enfin si je m’étais trompé, je vous ferais toutes sortes d’excuses, et je n’attendrais pas pour vous l’offrir, que vous demandiez une réparation. Mais j’ai écouté à votre porte, j’ai fait cette action pour la première et, j’espère, pour la dernière fois de ma vie. Je n’en ai pas de honte ; car je suis en droit, maintenant, de défendre l’honneur d’une pauvre fille contre vos criminelles et indécentes vanteries. Cependant, comme je ternirais ce précieux honneur à vos yeux en m’en déclarant légèrement le champion, je suis bien aise de vous faire connaître à quel titre je suis intervenu ici entre Jeanne et vous.

— Oui, dit Marsillat avec un rire amer, c’est précisément cela que je désirerais savoir. Quel droit avez-vous plus que moi sur une très-belle fille que vous ne voulez certainement pas épouser, puisque vous êtes marié ?

— Marié, moi ? Qui vous a fait ce conte ridicule ! On vous a trompé, Monsieur ; je suis libre, et mon intention est de demander Jeanne en mariage, même après l’épreuve délicate qu’elle a subie ici, même au risque du ridicule que vous avez certainement l’intention de déverser sur moi à cette occasion. Ne soyez donc pas étonné que, comme prétendant à la main de Jeanne, je vienne la soustraire à vos outrages. Je ne serais pas entré chez vous de moi-même avec effraction. J’aime à croire qu’après avoir un peu parlementé, vous m’auriez ouvert cette porte que l’impétuosité de notre jeune ami a brisée malgré moi. Mais Guillaume était poussé par une exaltation qui est au fond de son caractère, et par un sentiment d’indignation et de sollicitude, j’oserais dire paternelle. Il venait, à titre de parrain, c’est-à-dire d’unique protecteur et d’unique parent adoptif de l’orpheline, de m’accorder sa main et de me constituer son défenseur. Je sais, Monsieur, que tout ceci vous paraît fort ridicule, et je sais à quel sarcasme je me livre en vous parlant avec cette franchise : c’est pour cela que, vous considérant dès aujourd’hui comme l’ennemi de mon repos et de mon honneur, dans le passé, dans le présent et dans l’avenir, je vous prie de m’assigner le jour et l’heure où il vous plaira de me donner satisfaction.

— Ainsi, Monsieur, vous l’agresseur, vous vous posez en homme offensé et provoqué, parce qu’il vous plaît d’épouser la fille que le petit baron n’a pas eu l’esprit de séduire ? C’est admirable ! J’accepte le rôle que vous m’attribuez : pourvu que je me batte avec vous, c’est tout ce que je demande.

— Prenez-le comme vous voudrez, Monsieur ; je vous laisse le choix des armes et tous les avantages du duel. Je vous prie seulement de le fixer à demain matin.

— Non, Monsieur, je plaide après-demain une cause d’où dépendent l’honneur et l’existence d’une famille estimable. Nous sommes aujourd’hui lundi. Je pars au point du jour pour Guéret. Nous remettrons la partie à mon retour, c’est-à-dire à mercredi matin.

— C’est convenu, Monsieur, et j’espère que jusque-là vous n’exigerez ni n’accorderez aucune autre promesse de réparation.

— Je vous comprends, Arthur, dit Marsillat avec la bienveillance d’un homme parfaitement calme et courageux. Vous voulez soustraire votre jeune ami à mon ressentiment. Engagez-le à rétracter les injures dont il lui a plu de me gratifier tout à l’heure, et je vous promets de les pardonner.

— C’est ce que je n’obtiendrais jamais de lui, Monsieur, et je n’essaierai même pas. Mais votre ressentiment doit se contenter pour le moment d’un duel, et votre honneur sera satisfait si j’y succombe.

— Je sais que Guillaume est un enfant, et je lui ai donné assez de leçons de tir et d’escrime pour ne pas désirer une partie que je jouerais contre lui à coup sûr. Comptez donc sur ma générosité, et obtenez, du moins pour ce soir, qu’il ne me pousse pas à bout.

— Comme je ne puis répondre de rien à cet égard, ayez l’obligeance de ne pas vous exposer davantage à l’emportement de ce jeune homme ; je vais le rejoindre et l’emmener. Veuillez, je vous en supplie, ne pas sortir de cette chambre.

— Allons, je vous le promets, Arthur ; mais nous ne convenons ni du lieu ni des armes ?

— Vous en déciderez. J’attends un billet de vous demain matin, et je me conformerai à vos intentions. Je ne suis exercé à aucun genre de combat, le choix m’est donc indifférent.

— Diable ! votre aveu me fâche ! je suis aussi fort à l’épée qu’au pistolet.

— Je le sais ; tant mieux pour vous.

— Nous tirerons au sort !

— Comme il vous plaira !

M. Harley salua Léon, et s’éloigna à la hâte. Guillaume revenait vers la tour avec agitation. Il était seul.

— Arthur, s’écria-t-il, Jeanne est introuvable. J’ai cherché dans toutes ces ruines. Elle ne peut être que dans la tour. Marsillat l’a cachée quelque part. Il faut qu’elle soit bâillonnée ou mourante ! Il y a là un crime affreux. Laissez-moi ! laissez moi rentrer ! J’étranglerai ce scélérat. Je lui arracherai la vérité ; je briserai tout dans son repaire infâme !

— Non, Guillaume, non ! dit M. Harley. J’ai tout observé, son maintien, sa voix et tous les détails de sa demeure. Le chien de Jeanne est entré avec nous dans la tour, et il n’y est plus, je ne le vois pas ici. Il m’a semblé que je l’entendais aboyer et hurler dehors pendant que je parlais avec Léon. Jeanne s’est enfuie, n’en doutez pas. Nous allons la retrouver en chemin.

— Votre confiance est insensée, Arthur ! Si Jeanne est ici, nous la laissons au pouvoir de ce misérable ! Non, non, je ne sortirai pas d’ici sans elle !

— Tenez, dit Arthur en lui montrant le portail sombre de l’antique forteresse, ne voyez-vous pas là quelqu’un debout ! c’est Jeanne, à coup sûr ! Et ils s’élancèrent vers la herse, où une ombre venait en effet de glisser rapidement.

Mais ce n’était pas Jeanne. C’était Raguet, le Bridevache, qui leur faisait signe de le suivre.

XXIV.

MALHEUR.

Raguet marchait en regardant derrière lui avec précaution, et il s’empressa d’attirer Guillaume et son ami au dehors.

— Vous cherchez la fille, dit cet espion vigilant, et sans moi vous ne la trouverez jamais. Combien me donnerez-vous pour ça ?

— Ce que tu voudras, l’ami ! répondit Guillaume. Tu ne nous as pas trompés, nous ne compterons pas avec toi.

— Si fait, mon garçon, comptez ! comptez ! dit Raguet en tendant son chapeau.

Guillaume prit une poignée d’argent dans sa poche et