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JEANNE.

vous voulez nous tromper, et nous n’écouterons plus rien.

— Je ne sais pas qui vous êtes, répondit le prudent Raguet. Je ne vous connais pas. Un pauvre malheureux comme moi, ça ne connaît pas les grands bourgeois. Mais on sait bien que les grands bourgeois courent la nuit après les jolies filles, et on sait aussi que la Jeanne d’Ep-Nell est renommée. Mêmement que vous n’êtes pas les premiers qui la cherchiez par ici ; j’en ai déjà rencontré un autre tout à l’heure.

— Un autre ! s’écria Guillaume en frémissant de rage. Parlez donc… où est-il ?

— Il a emmené la fille quelque part où vous ne les trouverez jamais ! répondit Raguet avec malice. Bonsoir, mes chers monsieurs ! Que le bon Dieu vous assiste !

Et, faisant un mouvement imprévu d’une vigueur dont sa frêle échine n’eût jamais paru susceptible, il se dégagea de l’étreinte convulsive de Guillaume, et fit quelques pas en avant en se secouant comme un loup qui s’échappe d’un piège.

— Voulez-vous un louis, deux louis, pour dire la vérité ? s’écria le calme et prudent M. Harley en le rejoignant avec promptitude.

— Cinquante francs pour votre part et autant pour la part de votre compagnon, je ne demande pas mieux !… Mais vous dire où sont les amoureux, ça ne vous y mène pas, à moins que vous ne connaissiez le pays ; et encore faut-il avoir passé par nos chemins plus de cent fois pour ne pas se tromper.

— Conduisez-nous, vous aurez cent francs.

— Oh ! cent francs pour me déranger comme ça de ma route ! un homme d’âge comme moi ! Nenny, Monsieur, vous n’y pensez pas.

— Dites donc ce que vous voulez, et marchez devant !

— Ça vaudrait bien le double !

— Va pour le double ; et si vous dites la vérité, vous aurez encore quelque chose de plus. Mais nous ne voulons pas être trompés, et n’espérez pas nous faire tomber dans un guet-apens. Nous sommes armés, et nous nous méfions.

— Ça veut dire que vous avez peur ! Eh bien ! moi aussi j’ai peur… Les loups ont peur des hommes, les hommes ont peur du diable ; tout le monde a peur dans ce monde.

— De quoi avez-vous peur ?

— D’être trompé aussi. Si, au lieu de me payer, vous me montrez vos pistolets ! Je voudrais savoir vos noms afin d’aller vous réclamer mon argent demain chez vous si vous ne me tenez pas parole ce soir.

— Cet homme se joue de nous, dit Guillaume à son ami. Il est impossible que Jeanne ne soit pas seule, Arthur ; débarrassez-vous de ce mendiant, et passons outre.

Quand Raguet vit hésiter M. Harley, il se ravisa. Il savait trop à qui il avait affaire pour craindre la banqueroute, et sa méfiance n’était qu’un jeu de son esprit méprisant et railleur.

— Écoutez, dit-il, il y a du danger pour moi là dedans ; pour plus de deux cents francs de danger, bien sûr ! Mais ça m’est égal, je vous retrouverai bien, et je vous ferai honte devant le monde si vous ne me récompensez pas honnêtement. Allons ! en route ! venez par ici.

Et il prit le chemin de Lavaufranche, qu’il gardait depuis une demi-heure comme une sentinelle vigilante.

— Je vous assure que ce scélérat nous égare, dit Guillaume à sir Arthur. Il nous attire dans quelque repaire de bandits, et tout cela ne peut que nous retarder.

— Essayons toujours ! dit M. Harley.

— Allons, mes maîtres, dit Raguet, vous n’avancez guère, et pourtant vous avez huit jambes à votre service.

— C’est vous qui ne marchez pas, dit l’Anglais. Indiquez-nous le chemin, au lieu de nous retarder en vous traînant comme une grenouille devant nos chevaux.

— Vous croyez. Monsieur ? dit Raguet en déposant sa besace sous une grosse pierre, où il était sûr de la retrouver, car elle était marquée d’une croix et sanctifiait ainsi le carroir maudit des quatre chemins, lieux toujours consacrés au sabbat et hantés par le diable quand ils ne sont pas préservés par le signe de la religion.

Et aussitôt le mendiant courbé se redressa ; le vieillard languissant parut avoir chaussé des bottes de sept lieues, et il se mit à courir devant les cavaliers avec tant de légèreté, que les chevaux avaient de la peine à le suivre.

Quand il fut arrivé au pied de la montagne de Montbrat, il s’arrêta :

— C’est ici, Messieurs, dit-il, et vous allez me payer ou je réveille le monde de la métairie, et vous n’arriverez pas comme vous voudrez à la porte du château à M. Marsillat.

— Marsillat ! s’écria Guillaume reconnaissant enfin la ruine où il était venu autrefois déjeuner avec le jeune licencié en droit.

Et il gravit le sentier de la montagne au grand galop, tandis que sir Arthur comptait à Raguet douze pièces d’or, sans lâcher la crosse d’un pistolet qu’il avait tenu armé durant cette course, à tout événement.

— Maintenant lâchez ma bride, ou je vous fais sauter la cervelle, dit-il au vagabond en lui remettant son salaire.

Raguet vit scintiller dans l’ombre l’or de l’Anglais et l’acier de son arme. Il obéit, palpa et compta lestement ses louis, puis s’élançant sur ses traces :

— Vous trouverez la clef du cadenas dans la cour, dit-il, dans la première pierre à droite, sans cela vous n’arriveriez pas. La tourelle est à main droite aussi ; dans le préau il y a un couloir, et puis une seule porte, qui n’est pas si solide qu’elle en a l’air. Vous m’avez bien payé, je suis content. Marsillat est un chétit qui laisserait mourir un homme de faim à sa porte. Si vous me vendez à lui je suis un homme mort ; mais vous aurez de mes nouvelles auparavant.

Et il disparut.

Arthur eut bientôt rejoint Guillaume. Maître de lui-même, il arrêta le jeune homme à la porte du château.

— Ami, lui dit-il, qu’allez-vous faire ? Il se peut qu’on nous ait trompés ; cela est même fort probable. Quelle apparence que Marsillat ait entraîné Jeanne du chemin de Toull jusqu’ici malgré elle ? Et vous ne supposez pas que cette noble créature ait suivi volontairement le ravisseur ? D’ailleurs, croyez-vous donc Marsillat capable d’un forfait ?

— Je le crois capable de tout ! Hâtons-nous, Arthur, un pressentiment me dit que Jeanne est ici, et qu’elle y est en danger.

— Et cependant cela n’est guère croyable. Calmez-vous donc, Guillaume, et cherchons un prétexte pour nous présenter ainsi à pareille heure et à l’improviste chez votre ami.

— Lui, mon ami ! il ne le fut jamais, le lâche !

— Cher Guillaume, la jalousie vous transporte et vous égare. Marsillat est peut-être fort innocent. Dans tous les cas, le sang-froid est ici nécessaire. De quel droit allons-nous faire une visite domiciliaire à main armée chez un homme avec lequel nous n’avons jamais eu que de bonnes relations ? Guillaume, je crois, j’ose dire que Jeanne m’est au moins aussi chère qu’à vous, que son honneur m’est plus sacré que le mien propre… Et pourtant, je ne puis, sur la parole d’un bandit, me décider à venir follement la demander ici le pistolet au poing. Je n’ai pas hésité à suivre ce vagabond, je n’hésite pas non plus à chercher Jeanne jusque dans la demeure de M. Marsillat ; mais je voudrais que tout cela se passât suivant les lois de l’honneur, de la bienveillance et de l’équité.

— Arthur, dit Guillaume en pressant fortement le bras de son ami, il m’est impossible d’être calme, ma tête brûle et mon sang bout dans mes veines… et pourtant je ne suis pas jaloux de Jeanne, et je ne suis pas amoureux d’elle… du moins, je ne le suis plus… je ne l’ai peut-être jamais été… C’était une erreur de mon imagination, un instinct sacré qui parlait en moi à mon insu ! Arthur, vous seul au monde pouvez et devez recevoir cette confidence, car vous voulez et devez être l’époux de Jeanne… Jeanne est la fille de mon père ! Jeanne est ma sœur… Jugez maintenant si j’ai le droit de la chercher jusque dans les bras de Marsillat, et si mon devoir n’est pas de la disputer à un infâme les armes à la main !