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JEANNE.

XXII.

LA TOUR DE MONTBRAT.

Il y avait bien au domaine de Montbrat, comme dans la plupart des métairies éloignées de la résidence du propriétaire, un pied-à-terre appelé la chambre du maître. Mais Marsillat avait préféré s’en arranger un dans le château. Il avait fait déblayer et orner la seule pièce qui fût habitable dans cette vaste ruine ; et il y venait, tantôt s’inspirer dans la solitude pour étudier les effets d’éloquence qu’il improvisait ailleurs, tantôt se livrer à de moins estimables occupations. Sa tourelle de Montbrat était à la fois un cabinet d’études et quelque chose comme la petite maison des champs d’un bourgeois libertin. L’endroit était bien choisi, aucun voisinage indiscret ne pouvait exercer son contrôle sur les mystères de sa conduite, et les métayers, placés eux-mêmes à quatre portées de fusil du château, savaient fort bien qu’ils seraient mal reçus s’ils accouraient au moindre bruit.

— Attends-moi ici, dit Marsillat à la tremblante Jeanne. Je vais chercher de la lumière et réveiller ma vieille servante, qui se couche à la même heure que ses poules, à ce qu’il paraît.

— Je sortirai avec vous, monsieur Marsillat, dit Jeanne qui ne respirait pas à l’aise dans cette tour, et qui commençait à craindre qu’il n’y eût dans le domaine de Léon ni poules, ni servantes.

— Non, non, tu ne connais pas les êtres et tu te heurterais, reprit-il. Ce vieux taudis est plein de trous et d’endroits dangereux. Ne bouge pas d’ici, Jeanne ; je vais revenir….

Il sortit précipitamment et enferma Jeanne, qui commença à trembler sérieusement quand elle se fut assurée que la porte avait reçu à l’extérieur un tour de clef. Cependant elle ne pouvait se persuader que Marsillat fût capable d’un crime, et elle se disait qu’aucune offre, aucune promesse n’aurait d’effet sur elle.

Marsillat n’avait pas, en effet, la pensée de commettre un crime. Il était trop sceptique pour croire qu’en pareille matière l’occasion pût s’en présenter. S’étant toujours adressé à des villageoises coquettes ou faibles, il n’avait pas trouvé de cruelles ; et, comme il affectait un profond mépris pour la vertu des femmes, il ne voulait point se persuader qu’aucune pût lui résister. La sauvagerie de Jeanne lui semblait le résultat d’une extrême méfiance. Il faudra plus de temps et de paroles pour celle-là que pour les autres, se disait-il ; mais voilà enfin l’occasion que je ne pouvais trouver ailleurs. Enfermée quatre ou cinq heures avec moi, à force d’obsessions, j’enflammerai cette froide Galathée, et, à moins qu’elle ne soit de marbre, j’en triompherai sans lutte et sans bruit. Arrière la brutale violence ! se disait encore Marsillat : c’est le fait des butors qui ne savent pas mettre la ruse et l’éloquence, l’esprit et le mensonge, au service de leurs passions. Impatients et grossiers, ils ne peuvent pas imposer un frein à leur volonté ; ils offensent au lieu de persuader ; ils dominent et sont maudits, au lieu de vaincre et de se faire aimer.

— Se faire aimer !… pensait l’avocat, qui se promenait avec vivacité dans le préau, en attendant que son esprit fût calmé ; se faire aimer, de craint qu’on était, et cela dans l’espace de quelques heures ! c’est une cause à plaider, et il faut la gagner !… Si Jeanne pouvait m’échapper, mon entreprise serait misérable et ridicule. Demain je serais, grâce à elle, la fable de tout le pays. Il ne faut donc pas que Jeanne sorte d’ici sans être beaucoup plus intéressée que moi à garder le secret. Allons, c’est un plaidoyer, c’est un duel, et ne pas triompher, c’est succomber. Il ne peut pas y avoir de transaction entre les adversaires.

— Jeanne, lui dit-il en rentrant, ta tante est partie ce matin avec ma servante, qui a voulu la conduire elle-même à Toull.

— Partie ? elle n’est donc plus malade ?

— Elle s’est sentie un peu mieux, et il paraît qu’elle s’ennuyait dans cette vieille maison ; elle avait déjà le mal du pays. Mon métayer l’a prise sur son cheval et l’a menée chez un de tes parents, je ne sais plus lequel. À présent, nous pouvons nous en retourner à Boussac. Donne-moi seulement le temps de chercher mes papiers dans le tiroir de la table.

— Je vas dire qu’on vous apporte une clarté, dit Jeanne un peu rassurée par les dernières paroles de Marsillat. Vous ne pouvez pas trouver vos papiers comme cela dans la nuit.

— Très-bien, au contraire… je sais où ils sont ; je les trouverais les yeux fermés. Ne sors pas, Jeanne ; les métayers sont dans la cour, et puisqu’ils ne t’ont pas vue entrer, j’aime autant qu’ils ne te voient pas sortir.

— Mais c’est peut-être pire ! dit Jeanne. Pourquoi se cacher quand on n’a rien à se reprocher ?

— Ces gens-là ont de très-mauvaises langues, et je t’avoue que si tu ne te soucies pas de leurs propos pour toi-même, je ne serais pas fort aise, quant à moi, qu’ils fissent de l’esprit sur mon compte. Ce sont les imbéciles de cette espèce qui m’ont fait une réputation de mauvais sujet, et tu vois pourtant, ma vieille, que je suis plus raisonnable que ne le serait à ma place ton parrain Guillaume, et peut-être ton épouseur d’Anglais.

— Ne dites pas de ces choses-là, monsieur Léon, et renvoyez vos métayers de la cour pour que je m’en aille.

— Ils sont en train de faire manger un picotin d’avoine à Fanchon. Après cela, ils s’en iront d’eux-mêmes. Je leur ai dit que j’avais à travailler.

— Mais vous n’avez pas besoin de vous enfermer comme ça.

— Si ! la femme est curieuse comme une mouche ; elle viendrait me relancer jusqu’ici, soi-disant pour me parler de ses agneaux ou de ses dindes, mais dans le fait pour voir si j’y suis seul.

— Ça prouve, monsieur Léon, que vous y êtes bien venu quelquefois en compagnie.

— Bah ! une ou deux fois avec Claudie, tu sais bien ! dans le temps, elle était un peu folle !

— Pauvre Claudie ! vous lui avez fait bien des peines, pas moins ! une si bonne fille ! Ça n’est pas bien à vous, monsieur Léon.

— Que veux-tu ? elle aurait eu un autre amoureux que moi, et mieux vaut moi qu’un autre ; car je suis resté son ami, et je ne l’abandonnerai jamais.

— Oui ! vous croyez que l’argent et les cadeaux consolent de tout ? Vous vous trompez. Je vous dis, moi, que Claudie pleure quasiment tous les soirs. Mais en voilà assez, monsieur Léon, allons-nous-en.

— Donne-moi donc le temps de souffler ! N’as-tu pas peur que je te retienne malgré toi ? Tu me prends pour un méchant homme, Jeanne !

— Oh ! non, Monsieur.

— Eh bien ! alors, tiens-toi donc en repos un instant. Nous serons libres dans un petit quart d’heure ; assieds-toi et ne parle pas si haut, je cherche mes papiers.

— Vous les cherchez bien longtemps, monsieur Léon… Vous me ferez arriver trop tard à Toull.

— À Toull ?… Tu ne veux donc pas retourner ce soir à Boussac ?

— Non, Monsieur, puisque je veux voir ma tante !

— Tiens, Jeanne, il y a quelque chose là-dessous. Tu es fâchée avec les gens du château ?

— Oh ! non, Monsieur… vous vous trompez bien ! je les aime trop pour me fâcher jamais contre eux.

— Eh bien ! ils se sont fâchés contre toi ?

— C’est possible, Monsieur… Mais si ça est, ils en reviendront.

— Jeanne, raconte-moi ce qui s’est passé.

— Rien, Monsieur. Je n’ai rien à raconter.

— Tu devrais pourtant avoir confiance en moi. Tu es une bonne enfant, mais tu ne connais pas les gens nobles ; et si tu ne prends pas un bon conseil, tu vas faire, sans le savoir, quelque chose de nuisible à ta réputation ou à tes intérêts.

— Vous me parlez là comme si je voulais plaider contre