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JEANNE.

prendre des papiers que j’y ai laissés, et je retourne passer la nuit au travail dans mon étude.

— En ce cas, monsieur Léon, marchez donc devant, j’arriverai à Montbrat quand vous serez parti, et comme ça tout s’arrangera.

— Comme tu voudras, Jeanne, mais sais-tu le chemin ?

— Oh ! je le trouverai bien, Monsieur ! je ne me perdrai pas, allez !

— C’est par ici, dit Marsillat, nous voilà auprès de Barlot. Il faut prendre à gauche. Et il donna de l’éperon à son cheval, mais au bout de trente pas, il s’arrêta et descendit comme pour chercher quelque chose. Jeanne l’eut bientôt rejoint et l’aida naïvement à retrouver sa cravache qu’il tenait à la main. La nuit était devenue fort sombre. On ne distinguait plus que quelques étoiles. Le chemin était effroyable, tout hérissé de rochers contre lesquels la pauvre Jeanne se heurtait à chaque pas.

— Tu ne veux pas que je te prenne derrière moi ? dit Marsillat. Tu ne pourras jamais te retrouver par cette nuit noire, et la pluie va venir.

— Oh ! c’est égal, j’ai ma cape.

— Mais ce n’est pas sage pour une fille de courir comme cela la nuit toute seule dans ce pays perdu. S’il t’arrivait quelque malheur, Jeanne, j’en serais responsable, sais-tu ! Allons, monte en croupe, tu arriveras une demi-heure plus tôt, et moi aussi.

— Mais ne m’attendez pas, monsieur Léon.

— Si, je veux t’attendre, et t’accompagner au pas ; je crains qu’il ne t’arrive malheur.

— Et que voulez-vous qu’il m’arrive ?

— Et que crains-tu qu’il t’arrive avec moi ? Vraiment tu as peur de moi comme si j’étais cette canaille de père Raguet !

— Oh ! non, monsieur Marsillat, je sais bien que vous êtes un honnête homme ; mais vous aimez à plaisanter, et j’ai le cœur trop gros pour plaisanter aujourd’hui.

— Non, ma pauvre Jeanne, je ne plaisanterai pas. Voyons, est-ce que depuis un an je ne te laisse pas tranquille ? Est-ce que d’ailleurs tu as jamais eu à te plaindre de moi ?

— Oh ! non, Monsieur, j’aurais tort de dire ça.

— Eh bien ! allons donc ! dit Marsillat en la prenant dans ses bras et en l’asseyant sur son manteau qu’il plia avec soin sur la croupe de Fanchon.

Jeanne eût craint d’être prude et par cela même agaçante, en exagérant une peur qui n’était pas bien formulée en elle-même. Elle résolut de prendre confiance en Dieu et en l’honneur du bienfaiteur de sa tante. Léon enfourcha adroitement Fanchon sans déranger sa belle amazone. Ah çà ! tiens-toi bien après moi, dit-il, car il faut nous hâter, la pluie commence.

— Non, il ne pleut pas, monsieur Léon, dit Jeanne.

— Je te dis qu’il va pleuvoir à verse. Allons ! mets ton bras autour de moi, ou tu vas tomber, je t’en avertis.

Pour la décider, il pressa les flancs de sa monture, qui partit au grand trot. Jeanne, forcée de se bien tenir, prit d’une main la courroie de la croupière, et de l’autre la veste de Marsillat. À peine eut-il senti le bras de la jeune fille contre sa poitrine, que les palpitations de son sein étouffèrent les dernières hésitations de sa conscience. Pour ne pas l’effaroucher, il ne lui adressa plus un mot, et moins d’une demi-heure après, malgré l’obscurité et les mauvais chemins ils atteignirent la montagne de Montbrat.

Le château de Montbrat que, soit par corruption, soit conservation de son nom véritable[1], les paysans appellent aussi la forteresse des Mille-Bras, est une ruine imposante située sur une montagne. La ruine féodale est assise sur des fondations romaines, lesquelles prirent jadis la place d’une forteresse gauloise. Ce lieu a vu les combats formidables des Toullois Cambiovicenses contre Fabius. Je crois qu’on découvre encore par là aux environs quelques vestiges du camp romain et du mallus gaulois. Mais il faut voir ces choses respectables sur la foi des antiquaires, qui les voient eux-mêmes, comme faisait le curé Alain, avec les yeux de la foi.

Léon Marsillat était riche. Il avait plusieurs propriétés autour de Boussac et entre autres un domaine ou métairie du côté de Lavaufranche, sur lequel se trouvait cette vaste ruine, qui ne donnait aucune valeur à la propriété dans un pays où la pierre de construction et la main d’œuvre sont à vil prix.

La métairie était située au bas de la montagne, et Jeanne, qui n’était jamais venue à Montbrat, ne remarqua pas le détour que lui fit faire son cavalier pour éviter cet endroit habité. Léon prit un sentier rapide et conduisit sa capture tout droit à ce castel, dont il ne regrettait pas l’antique splendeur, mais qu’il était cependant un peu vain de posséder. Son grand-père le maçon, ayant acheté ce manoir où ses ancêtres n’avaient certes pas dominé le sentiment de parenté triste et jalouse qui, dans le cœur des nobles, s’attache aux vestiges de ces puissantes demeures, ne faisait point illusion au plébéien Marsillat. Et pourtant il prenait un secret plaisir plein d’ironie et de vengeance contre l’orgueil nobiliaire en général à se sentir châtelain tout comme un autre. Il eût volontiers écrit sur l’écusson brisé de sa forteresse, au rebours de certaines devises pieusement audacieuses : « Mon argent et mon droit. »

Quoiqu’il ne restât pas un corps de logis, pas une seule tour entière, le préau, encore entouré de grands pans de murailles plus ou moins échancrés, formait un enclos très-bien fermé, grâce au soin que l’on avait eu de barrer le portail qui avait autrefois renfermé la herse, par de fortes traverses en bois brut, solidement cadenassées. Cet enclos servait aux métayers pour mettre au vert, durant les nuits d’été, leur jument avec sa suite, c’est-à-dire avec son poulain. L’herbe croissait haute et serrée dans cette cour battue jadis comme le sol d’une aire par les pas des hommes d’armes.

— Attends, Jeanne, dit Léon, en aidant la jeune fille à sauter sur l’herbe, je vais fermer la barrière ; ensuite je te conduirai, par l’autre porte, à l’endroit où demeure ta tante.

— Ce n’est donc pas ici ? demanda Jeanne, cherchant des yeux cette autre issue dont on lui parlait et que la nuit ne lui aurait pas permis de distinguer quand même elle aurait existé.

— Si fait, sois donc tranquille, répondit Léon en cadenassant la porte et en cachant la clef dans une fente de mur où il l’avait prise. Donne-moi le temps de fermer ce côté-ci pour que l’on ne vienne pas me voler Fanchon.

— Mais puisque vous allez repartir tout de suite, monsieur Léon ?

— C’est pour cela que je ne la mets pas à l’écurie. Si je ne la débridais pas, elle casserait tout.

Fanchon, débarrassée de la bride et même de la selle que son maître lui enleva lestement, alla flairer et saluer, d’un hennissement amical, sa paisible hôtesse, la jument du métayer. Léon, prenant la main de Jeanne, la conduisit à l’entrée d’un bâtiment écrasé et devenu informe par l’écroulement des parties supérieures. La porte étroite et basse et le couloir étranglé entre les murailles de quinze pieds d’épaisseur conduisaient à une petite pièce ronde, assez semblable à celle que Jeanne occupait au château de Boussac, à la différence près que la fente étroite et longue qui l’éclairait pouvait passer pour une fenêtre, et que l’ameublement, sans être riche, était d’un certain confortable. Il y avait là un beau lit de repos, quelques fauteuils, des livres épars sur une table d’acajou, deux fusils de chasse, un violon, des fleurets et un chapeau de paille accrochés au mur. Mais il faisait trop sombre pour que Jeanne se livrât à aucune remarque, et quoiqu’elle se sentît un peu effrayée du silence et de l’obscurité de cette demeure, elle était encore loin de se douter qu’elle fût dans la chambre de Marsillat, seule avec lui dans ce manoir où jamais sa tante n’avait demandé ni reçu l’hospitalité.

  1. Les antiquaires le font dériver de Montbard, la montagne des Bardes.