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JEANNE.

de cire à côté d’elle ! Oui, oui, je vous dis que cela est plus beau qu’un bœuf, car il y a là aussi de la déesse et de l’enfant. Rappelez-vous la druidesse des pierres jomâtres ; c’était Velléda, et pourtant c’était Lisette ! Les jolis naseaux courts et la lèvre délicate du bœuf n’attirent ni mon souffle, ni mes lèvres, je vous jure, au lieu que ce profil olympien et ces lèvres de rose…

Guillaume tourna brusquement le dos à Léon sans écouter le reste de sa phrase. Il courut offrir son bras à sa mère, qui regagnait le château. Marsillat lui était odieux. Tout le temps qu’avait duré sa brûlante description, il avait eu un sourire et des regards diaboliques. Tout cela semblait dire à Guillaume : Tu vois ce chef d’œuvre de la nature, cet objet de tes secrètes pensées !… Admire et convoite ! c’est moi qui triompherai de sa pudeur sauvage, et tu échoueras misérablement en faisant de la poésie qu’elle ne comprendra pas.

Guillaume ne retourna pas au pré. Il monta à sa chambre, et, penché sur le balcon qui domine une si effrayante profondeur, il se livra aux plus sombres rêveries, tandis que les rires des faneuses et le cri des bouviers se perdaient dans l’éloignement.

XIX.

AMOUR DE JEUNE HOMME.

Aussitôt après le dîner, où Guillaume expliqua son abattement par une forte migraine, il retourna à sa chambre, et, se sentant malade en effet, il essaya de s’endormir. Il avait des vertiges, il souffrait, et l’action de la pensée était comme suspendue en lui. Sa sœur vint le voir. Elle lui trouva de la fièvre, un peu de divagation ; elle courut avertir sa mère. On envoya chercher le médecin de la ville et du château. À minuit une attaque de nerfs se déclara ; mais des soins intelligents en atténuèrent la violence. À une heure, le malade fut calme ; à deux heures il dormait profondément, et tout mouvement de fièvre avait disparu. Le médecin se retira. À trois heures, Marie obtint que sa mère allât se coucher. À quatre heures, Marie, trop frêle pour supporter une longue veille, laissa tomber le roman qu’elle lisait. C’était le Connétable de Chester, et elle s’enflammait d’une amitié plus vive pour Jeanne, en suivant avec intérêt les caractères charmants de la jeune châtelaine et de sa confidente dévouée, l’aimable Rose Fleeming. Mais Walter Scott lui-même ne pouvait conjurer la fatigue de cette délicate enfant. Jeanne trouva sa chère mignonne bien pâle, la supplia d’aller se reposer aussi ; et après s’être beaucoup fait prier, Marie ayant reconnu que son frère avait les mains fraîches et le sommeil parfaitement calme, céda aux instances de sa champêtre compagne. Jeanne avait un corps de fer : elle avait passé autrefois tant de nuits sur ce fauteuil, occupée à veiller son parrain dans sa cruelle maladie, qu’une de plus ne comptait pas pour elle. D’ailleurs, elle assurait que Claudie allait venir la relayer, et sir Arthur, qui avait veillé aussi jusqu’à trois heures, avait promis de revenir à six. Marie adorait son frère, mais elle avait un voile sur les yeux. Le poëme calme et pastoral dont sir Arthur était le héros l’empêchait de voir le drame inquiet et sombre où Guillaume s’agitait en silence. Si quelquefois elle avait eu des soupçons, elle les avait repoussés comme injurieux à l’amitié fraternelle. Il lui semblait si naturel que Jeanne fût aimée et recherchée en mariage par un homme riche et noble, qu’elle ne voulait pas supposer un amour moins loyal dans le cœur de son frère. Le silence de Guillaume, si confiant avec elle à tous autres égards, et l’espèce de blâme qu’il émettait sur le projet d’Arthur, l’empêchaient donc de révoquer en doute la pureté de son attachement pour sa filleule.

Jeanne, restée seule avec le malade, ramassa le roman, et pour ne pas perdre de temps, ou pour ne pas s’endormir, elle étudia en épelant quelques lignes qu’elle ne comprit pas ; mais elle tressaillit et se leva, en entendant son parrain l’appeler d’une voix éteinte, et avec un accent douloureux.

En la voyant debout près de lui, Guillaume fit un cri et cacha son visage dans ses mains. — Hélas ! mon parrain, je vous ai fait peur, dit Jeanne ; vous m’aviez pourtant appelée.

— Je t’ai appelée, Jeanne ? dit le pâle jeune homme en laissant retomber ses mains et en prenant celles de Jeanne ; et pourtant je dormais ! Mais je rêvais de toi, et je souffrais horriblement : mais que fais-tu ici, Jeanne ? pourquoi es-tu venue dans ma chambre ? Oh ! mon Dieu ! réponds-moi !

— C’est que vous avez été un peu malade ; mais ce n’est rien, mon parrain, vous voilà mieux. Dieu merci !

— Et tu veux t’en aller ? s’écria Guillaume en lui serrant le bras avec force, tu veux me quitter ?

— Oh non ! mon parrain ! je resterai avec vous ; vous savez que quand vous n’êtes pas bien, je ne vous quitte jamais.

— Oh ! oui, j’ai souffert, je m’en souviens ! reprit le jeune baron. Tu n’étais donc pas là ?

— Oh ! si fait, mon parrain !

— C’est vrai, je t’ai vue. Je te demande pardon, Jeanne ; j’ai la tête bien faible.

— Il faut prendre de la potion, mon parrain.

— Non, non, pas de potion, ne t’éloigne pas, Jeanne. Ta main dans la mienne me fait plus de bien. Et pourtant… que tu m’as fait de mal depuis que je te connais !

— Moi, mon parrain, je vous ai fait du mal ? dit Jeanne tout épouvantée. Et comment donc que j’ai eu ce malheur-là, quand j’aurais voulu mourir pour vous faire guérir ?

— Jeanne ! ô ma chère Jeanne ! s’écria Guillaume exalté et brisé en même temps, et ne pouvant plus dominer sa passion, tu m’as fait souffrir depuis quelque temps surtout ; depuis que tu ne m’aimes plus !

— Moi, je ne vous aime plus ? s’écria Jeanne à son tour, suffoquée par des larmes soudaines. Qui donc a pu vous dire une pareille menterie ? Il n’y a pourtant pas de méchant monde ici !

— Tu ne m’aimes plus, depuis que tu en aimes un autre, Jeanne ; avoue-le ! moi, je ne peux pas me contraindre plus longtemps. Je t’adore…

— Comment que vous dites ce mot-là, mon parrain ?

— C’est donc un mot que tu ne connais pas ? Et pourtant M. Harley a dû te le dire.

— Oh ! non, mon parrain ! jamais le monsieur anglais ne m’a dit un mot pareil ; c’est un mot qui ne se dit qu’à Dieu. Mais pourquoi me dites-vous, mon parrain, que j’en aime un autre que vous ? C’est donc pour me dire que je ne veux plus vous aimer ?

— Tu m’as donc aimé, Jeanne ? Oh ! dis-le-moi !

— Mais je vous aime toujours, mon parrain.

— Tu m’aimes ! et tu me le dis si tranquillement !

— Non, mon parrain, je ne vous dis pas ça tranquillement, répondit Jeanne qui croyait être accusée de froideur, et qui pleurait avec la mélancolique sérénité de l’innocence calomniée.

— Oh ! non ! tu ne m’aimes pas, dit Guillaume en quittant le bras de Jeanne, et en se passant la main dans les cheveux avec désespoir. Tu ne me comprends pas, tu ne sais pas seulement ce que je te demande !

— Hélas ! mon petit parrain, dit Jeanne en se mettant à genoux auprès du chevet de Guillaume, il ne faut pas vous échauffer le sang comme ça ; vous voilà comme quand vous étiez malade, et que vous me reprochiez toujours de ne pas vous être assez attachée. Je vous soignais pourtant de mon mieux. Ça n’est pas de ma faute, si je suis simple et si je ne comprends pas bien tous les mots que vous dites.

— Tu comprends tout, Jeanne, excepté un seul mot, aimer !

— Hélas ! mon Dieu ! si vous n’étiez pas malade, je vous dirais que vous êtes injuste pour moi. Mais si ça vous fait du bien de me gronder, grondez-moi donc, soulagez-vous le cœur.

— Oh ! cruelle, cruelle enfant, qui ne comprend pas l’amour ! s’écria Guillaume en se tordant les mains.