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JEANNE.

au jardin où Jeanne ramassait les folles herbes pour ses vaches, à l’étable où il venait faire, sans aucun progrès, des études d’animaux d’après nature, tout cela ne pouvait manquer d’être commenté par Claudie, et même par Cadet, qui était bien un peu épris et un peu jaloux de Jeanne, quoiqu’il ne fût pas certain d’être précisément amoureux d’elle ou de Claudie. Claudie avait commencé par dire que Jeanne avait bien de la chance, que la mère Tula avait eu grand’raison de prédire qu’elle trouverait le trou-à-l’or, vu que l’Anglais avait plus d’écus qu’il n’en pourrait tenir sous la montagne de Toull ; mais ne voyant pas arriver le grand événement de ce mariage qu’elle avait prédit, la première, Claudie ne savait plus que penser, et elle eût cru que sir Arthur voulait agir avec Jeanne comme Marsillat avait agi avec elle, si Jeanne, dont elle ne pouvait suspecter la sincérité, ne lui eût assuré que jamais l’Anglais ne s’était permis de lui dire « un mot d’amourette. »

Mais Marsillat qui, revenait passer presque tous les samedis et les dimanches à Boussac, voyait parfaitement M. Harley filer ce qu’il appelait le parfait amour, et il n’avait pu se refuser le plaisir d’en faire des gorges chaudes avec deux ou trois de ses amis de la ville, qui avaient répété la nouvelle en plein billard… d’où elle avait été circuler sur la place du marché… d’où enfin elle avait été, à cheval et en patache, se promener et se répandre dans les villes et villages des environs. Si bien qu’au bout d’un mois, on savait dans tout l’arrondissement et même au delà, qu’il y avait au château de Boussac un original d’Anglais, millionnaire, et assez beau garçon, qui s’était coiffé d’une servante, au point de vouloir en faire sa femme. Les dames de la province, qui sont, par nature et par position, fort jalouses de la beauté des villageoises et des grisettes, étaient indignées contre l’Anglais. Leurs maris abondaient dans leur sens, disant qu’on pouvait bien faire sa maîtresse d’une servante, mais que l’épouser était une preuve d’aliénation, voire d’immoralité. Les jeunes gens étaient curieux de voir cette beauté qui faisait de pareilles conquêtes, et qui, disait-on, jouait la cruelle pour être plus sûre d’être épousée. On venait de Chambon, de Gouzon, de Sainte-Sévère, et même de la Châtre, où le public est plus malin et plus flâneur que partout ailleurs, pour voir la belle Boussaquine ; et comme on la voyait fort rarement, il y en avait qui, ne voulant pas passer pour avoir fait inutilement le voyage, affirmaient qu’elle n’était pas du tout jolie, et que l’Anglais était un libertin blasé, incertain s’il devait se couper la gorge ou épouser une maritorne pour se désennuyer.

Tous ces propos n’entraient que furtivement dans le château de Boussac, grâce à Claudie et à Cadet, qui se gardaient bien d’en rien dire tout haut, défense expresse leur ayant été signifiée de jamais rapporter les sottises du dehors à l’oreille de mademoiselle de Boussac ou de son frère. Jeanne levait les épaules quand sa compagne de chambre les lui racontait, et seule, dans toute la ville, elle ne voulait ou ne pouvait croire qu’elle fût l’objet de toutes les conversations et le point de mire de tous les regards. La Charmois en assommait madame de Boussac, criait au scandale, et réclamait fortement l’expulsion de Jeanne. Mais madame de Boussac, qui menait à cinquante ans, dans son vieux castel, la vie d’une jolie femme de l’Empire, se levant tard, passant trois heures à sa toilette, sommeillant sur sa chaise longue et dorlotant ses migraines, était peu clairvoyante, haïssait les partis extrêmes, et trouvait d’ailleurs beaucoup plus vraisemblable que sir Arthur songeât à épouser sa fille que sa servante. L’amitié franche et ouverte de Marie et de M. Harley l’un pour l’autre, pouvait donner le change, et la Charmois elle-même s’y perdait quelquefois. Guillaume aussi la jetait parfois dans l’erreur des douces illusions, en se montrant fort empressé auprès d’Elvire. Il est vrai que quand il était las de se contraindre et de railler, il cessait brusquement ce jeu amer, et c’est alors que la Charmoise, comme on l’appelait dans la ville (où déjà elle était détestée pour ses grands airs, son caractère intrigant et sa dévotion hypocrite), retombait dans ses soupçons et dans ses colères concentrées.

Tout ce roman de sir Arthur produisit pourtant des résultats sérieux sur deux personnes dont l’une le raillait avec aigreur, et dont l’autre paraissait le blâmer tristement. La première fut Léon Marsillat, qui, piqué au jeu, et irrité dans ses instincts de lutte, eût donné son meilleur cheval, et peut-être sa plus belle cause, pour prélever sur Jeanne les droits que l’Anglais prétendait acheter de son nom et de sa fortune. Marsillat regrettait avec dépit d’avoir contribué à amener Jeanne à Boussac, où il ne pouvait l’obtenir que de sa bonne volonté, à quoi il n’avait pas réussi. Si elle eût été encore bergère à Ep-Nell, et qu’Arthur et Guillaume fussent venus la lui disputer, il l’aurait poursuivie dans le désert, et il se flattait qu’elle n’eût pas été rebelle à d’audacieuses tentatives de corruption. Mais il fallait désormais changer de moyens, ruser, attendre… Marsillat n’en avait pas le temps. Il se disait qu’il était bien fou de penser à cette péronnelle stupide, lorsqu’il avait tant d’autres affaires et tant d’autres plaisirs. Et cependant il rêvait quelquefois la nuit qu’il la voyait revenir de l’église, au bras de son époux, M. Harley, et il s’éveillait en jurant et en haussant les épaules, furieux de n’avoir pas réussi à rendre ridicule le personnage de ce mari. Son orgueil en était mortellement blessé.

L’autre personne sur qui rejaillissait toute l’émotion du roman de sir Arthur, c’était Guillaume. Ce jeune homme avait pour Jeanne ce qu’en style de roman on peut appeler une passion. C’était cela et rien que cela, car, pour un amour profond, capable de dévouement et de courage, il était bien loin de sir Arthur, qu’il accusait pourtant dans son âme d’aimer avec un calme philosophique, et de ne pas connaître l’amour exalté. On se trompe ainsi : on prend pour l’attachement ce qui n’est que l’émotion du désir, et on traite de froideur ce qui est la sérénité d’une affection à toute épreuve. Guillaume n’eût jamais songé à épouser cette fille des champs. Il s’était laisser frapper l’imagination par sa beauté peu commune, par sa candeur touchante et par les événements romanesques de leur première rencontre à Toull. Le dévouement qu’elle lui avait montré dans sa maladie avait flatté ensuite son innocente vanité. Il avait cru, il croyait encore n’avoir qu’un mot à dire pour la voir tomber dans ses bras. Il s’était abstenu par piété, par délicatesse ; et, à force d’admirer sa propre vertu, il en était venu à s’éprendre fortement de l’objet d’un si grand sacrifice. Cependant il avait eu la résolution de se guérir de cette folie. Il s’était éloigné ; il avait guéri, il avait même oublié : mais la vue de Jeanne, encore embellie et poétisée par l’affection de sa sœur, l’avait troublé dès l’instant de son retour. Et maintenant l’amour de sir Arthur réveillait le sien. Jeanne, inspirant des sentiments si profonds et des projets si sérieux, acquérait à ses yeux un nouveau charme et un nouveau prix ; et comme il s’imposait le devoir de ne pas empêcher son mariage, il s’excitait lui-même d’une manière vraiment puérile et maladive à la désirer, tout en s’imposant de renoncer à elle. Sa fantaisie devenait une idée fixe, une perpétuelle rêverie, une souffrance fiévreuse, une passion en un mot, puisque nous l’avons nommée ainsi, faute d’un nom qui peignît cette affection à la fois brutale et romanesque, particulière à la situation et à la nature d’esprit de notre jeune personnage. Il voulait parfois s’en distraire sérieusement, en essayant de faire la cour à mademoiselle de Charmois ; mais Elvire, avec ses talents frivoles, ses toilettes effrénées, et son caquet frotté à l’esprit des autres, était si inférieure à Jeanne, que Guillaume avait bientôt des remords d’avoir cherché à comparer la demoiselle à la paysanne. Elvire était tout à fait dépourvue de charme. On n’avait développé en elle que les instincts égoïstes, les goûts d’ostentation et les préjugés étroits. La bonne Marie elle-même, tout en blâmant les cruelles railleries de Guillaume sur son compte, ne pouvait réussir à l’aimer.

Un jour l’agitation amassée dans le cœur de Guillaume devint si forte, qu’elle faillit déborder. On était au temps