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JEANNE.

d’autres, je fis un trou dans la terre avec mon couteau, sous la grand’pierre jomâtre, et je poussai le louis d’or dedans avec mon sabot. Mais comme il y avait eu dans ma main de l’argent aussi, je ne me méfiai pas de l’argent, et le portai bien vite à ma mère.

— Tu pensas donc de suite aux fades ?

— Non, Mam’selle. Je n’y pensais pas, je n’avais pas de connaissance ; je savais seulement que l’or portait malheur, et je n’en voulais point. Quand je dis à ma mère ce qui m’était arrivé, et que je lui montrai les deux pièces d’argent, elle commença à m’instruire. Elle me tança beaucoup de m’être laissée aller au sommeil sur les pierres jomâtres, qui sont un mauvais endroit, et elle m’enseigna ce que je devais faire pour me sauver des mauvais esprits qui avaient agi avec moi comme s’ils croyaient m’avoir achetée. Elle fut contente de ce que j’avais laissé le louis d’or au mont Barlot et de ce que je ne l’avais pas mis dans ma poche, ni regardé avec plaisir, ni désiré de le conserver. Elle ne savait trop que dire du gros écu blanc. Ça pouvait être bon ou mauvais ; mais ça pouvait aussi n’être ni mauvais ni bon, parce qu’il y a des fadets qui sont fous, qui aiment à s’amuser, et qui font des petites niches un peu ennuyeuses, mais pas bien méchantes, comme de vous faire chercher votre fuseau, ou de vous casser souvent votre fil en filant, ou encore de vous faire défaire vos pelotons en tournant le dévide à l’envers quand vous n’y faites pas attention. Nous avons donc fait bénir l’écu dans l’église et nous l’avons mis dans le tronc aux pauvres. Quant à la pièce de cinq sous, qui était bien reluisante, bien petite et bien jolie… il y avait l’empereur Napoléon dessus, et ma pauvre chère mère aimait beaucoup cet empereur-là. Elle disait souvent que si elle n’avait pas été nourrice elle aurait voulu être cantinière pour aller à la guerre contre les Anglais qui ont pris et abîmé notre pays dans les temps anciens, du temps de la Grande-Pastoure.

— Eh bien ! la petite pièce de l’empereur ?

— Ma chère défunte me dit comme ça ; « Jeanne, c’est bon, cette pièce-là, c’est du bonheur et de l’honneur. C’est la bonne fade qui, en voyant comme la mauvaise fade voulait te tenter avec de l’or, a mis dans ta main ce petit sou blanc pour te défendre. C’est, pour sûr, la grand’fade d’Ep-Nell qui te veut du bien, parce qu’elle sait que tu n’es pas méchante, et que tu n’as jamais fait de peine à ta mère, ni de tort à personne. Faut donc garder son cadeau, et ne jamais t’en séparer. » Là-dessus elle perça le petit sou blanc et me le fit attacher à la croix de mon chapelet avec la petite médaille de la bonne sainte Vierge qui commande à toutes les bonnes fades. Et tenez, Mam’selle, je l’ai bien toujours. Le voilà au bout de mon chapelet, dans ma poche ; la nuit je le passe à mon cou, et comme ça je ne le quitte jamais.

Et Jeanne montra à sa jeune amie un petit chapelet de ces graines grisâtres qui croissent dans nos champs et dont je ne sais plus le nom. L’humble offrande de sir Arthur y était attachée par un petit anneau de fer.

— Voilà, ma mignonne, reprit Jeanne, l’histoire des trois pièces, qui m’a tant fait faire de prières, parce que je croyais que c’était un miracle, et qui m’a souvent aussi donné la peur. Vous dites que ça n’en est pas un. Eh bien ! vous vous trompez peut-être. Les fades peuvent bien s’en être mêlées et avoir fait choisir à ces trois monsieurs, sans qu’ils le sachent, la pièce qui pouvait me porter malheur ou bonheur.

— Et sais-tu, ma pauvre Jeanne, de qui te vient ton cher petit sou blanc ?

— Ça doit être de mon parrain !

— Eh bien ! non, c’est du monsieur anglais.

— De l’Anglais ? Ah ! dit Jeanne étonnée, un Anglais peut-il porter bonheur à une chrétienne ?

— Tu crois donc qu’un Anglais n’est pas un chrétien ?

— Je ne sais pas.

— Je t’assure qu’ils sont aussi bons chrétiens que nous, Jeanne !

— Je sais bien que ça se dit comme ça, à présent, Mam’selle ; mais du temps de votre papa, que vous n’avez guère connu, ça se disait autrement. Savez-vous pourquoi ma mère aurait voulu que je vienne à attraper le bœuf et à trouver le trésor ?

— Voyons !

— Elle disait que le trésor était si gros, que personne n’en verrait jamais la fin ; qu’il y aurait de quoi rendre heureux tout le monde qui est sur la terre ; qu’il y aurait encore de quoi payer une grosse armée pour renvoyer les Anglais de la France, car ils étaient les maîtres à Paris, à ce qu’il paraît, dans le temps où elle me disait ça.

— Et pourquoi haïssait-elle ainsi l’Angleterre ?

— Dame ! Mam’selle, elle avait appris ça chez vous, du temps qu’elle y élevait votre frère. Votre défunt papa, qui était un grand militaire (qu’on dit), leur faisait la guerre, et votre maman, qui avait toujours peur qu’on ne le tue, les haïssait à mort. Alors quand l’empereur a été renvoyé et mis dans une cage de fer par les Anglais, ma mère a pleuré, pleuré, et moi aussi je pleurais de la voir pleurer. Et puis quand on disait que les Anglais avaient amené de leur pays un roi anglais et qu’ils l’avaient mis à Paris pour commander aux Français, elle se fâchait, et elle disait comme ça : « Ah ! ma pauvre chère dame de Boussac doit avoir rudement de chagrin ! » Aussi, Mam’selle, j’ai été bien étonnée quand je suis venue ici et que j’ai entendu dire à votre maman qu’elle aimait Louis xviii, le roi anglais ; et je ne savais que penser de voir qu’il y avait son portrait dans sa chambre et qu’on avait mis le portrait de l’empereur dans le grenier. Aussi je l’ai mis dans ma chambre, moi, sans qu’elle le sache, et je ne crois pas qu’il y ait de mal à ça.

— Non, sans doute. Moi aussi j’admire et je plains le grand empereur. Mais prends garde que madame de Charmois ne découvre que tu honores ainsi son portrait, car elle n’aurait pas de cesse que maman ne le fît brûler.

— Aussi, Mam’selle, je le cache tous les matins avec un tablier que j’accroche dessus. Mais le soir, quand je reviens dans ma chambre, je le regarde, et ça me fait plaisir. Dame ! écoutez donc, mon père aussi avait été soldat du temps de la République, et, sous l’empereur, il avait été dans un pays qu’on appelle l’Italie, et il s’était bien battu. Je ne l’ai pas connu non plus ; mais je sais qu’il n’aimait pas beaucoup les Anglais, et il y avait dans notre maison une image de l’empereur qui a brûlé avec tout le reste.

— Ainsi, tu songes à faire la guerre aux Anglais, Jeanne ? Quand tu auras trouvé le trésor, tu achèteras une grosse armée, et tu te mettras en campagne sur un beau cheval blanc, comme Jeanne d’autrefois, la belle Pastoure qui a délivré notre pays des habits rouges ?

— Oh ! Mam’selle, comment donc que vous savez ces choses-là ? J’en rêve toutes les nuits, et mêmement quelquefois quand je suis tout éveillée, et que je garde mes bêtes, je m’imagine que je vois arriver tout ça. Cependant, je n’en parle jamais à personne.

— Mais moi, Jeanne, je te devine, et peut-être que je fais des rêves semblables de mon côté. On ne peut pas être si près de Sainte-Sévère sans s’émouvoir au récit de ce qui s’y est passé. On dit qu’il y a à Toull des lions que les Anglais y avaient fait tailler dans la pierre, pour humilier le pays, et que tous les jours on leur donne encore des coups de sabot.

— Ah ! Mam’selle, je vois bien que vous êtes comme moi ! Ma mère a dit que votre grand’père avait été très-ami avec la Grande-Pastoure, et qu’il était aussi un grand soldat enragé contre les Anglais.

— Mon grand-père ?

— Oui, Mam’selle, un seigneur de Boussac. Elle avait entendu dire ça dans la maison d’ici.

— Ces choses-là sont beaucoup plus anciennes que tu ne penses, Jeanne ; mais n’importe. Il y a eu, en effet, dans notre famille un maréchal de Boussac qui fut le compagnon de la Pucelle, et je sens comme toi, Jeanne, qu’il serait doux de mener cette belle vie. Mais cela n’est plus de notre temps, mon enfant. Nous voilà en paix pour longtemps, pour toujours peut-être, avec l’Angleterre. Nous sommes censés libres, et les Anglais ne viendront plus ouvertement nous faire la loi. Il convient