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JEANNE.

le jeune baron eût préféré mourir que de lui ouvrir son cœur.

D’ailleurs Marsillat était flatté, au fond de l’âme, d’être accueilli avec distinction et choyé particulièrement par les dames de la maison plus que tout autre indigène de sa classe. Tout bourgeois ambitieux a cette faiblesse, bien qu’il soit peu de provinces où la noblesse soit plus effacée que dans la nôtre, et bien qu’il fût de mode, à cette époque, de la railler et de la braver plus qu’elle ne le méritait.

Mais la force des choses avait mis Jeanne à couvert des obsessions de Marsillat. Il avait été vivre ailleurs, il avait songé à ses affaires, à sa réputation, à son avenir, et son caprice pour la fille des champs ne s’était plus réveillé qu’à de courts intervalles, et lorsque les occasions de lui parler devenaient de plus en plus rares et périlleuses pour sa réputation d’homme de poids. De jour en jour, les folies de jeunesse, pour lesquelles on n’a chez nous que trop de tolérance, devenaient moins conciliables avec la position de l’avocat renommé. Le goût s’en passait peut-être aussi chez Marsillat, au milieu de préoccupations de plus en plus sérieuses. En un mot, son désir pour Jeanne s’était endormi dans sa poitrine. Peut-être n’attendait-il qu’une occasion quelque peu énergique pour se réveiller.

Avant le dîner, il entraîna Guillaume et sir Arthur dans la prairie où Jeanne gardait ordinairement ses vaches. Il prit pour prétexte l’amusement de faire lever et de tuer quelques lapins dans les rochers qui longent la rivière. Dans le fait, Marsillat voulait voir sir Arthur en présence de l’objet de ses pensées ; car Claudie avait assez bien écouté à la porte de sir Arthur, pour savoir à peu près par cœur l’étrange déclaration qu’il avait faite indirectement à Jeanne, et Marsillat n’était pas assez complétement détaché de Claudie pour n’avoir pas eu déjà un quart d’heure d’entretien particulier avec elle. Claudie n’ayant plus guère d’autres rapports avec son ancien amant que le plaisir de babiller avec lui de temps en temps, et voyant qu’il s’amusait toujours de son caquet déluré, lui racontait avec complaisance tous les petits événements de la maison ; et Marsillat, qui aimait à tout savoir, la faisait servir à sa police particulière, sans qu’elle y entendît malice. Cette familiarité cancanière est tout à fait dans les mœurs bourgeoises du pays.

Nos trois jeunes gens arrivèrent au bout de la prairie, sans que l’œil pénétrant de Marsillat et sans que le regard mélancolique et inquiet de Guillaume eussent découvert Jeanne. Cependant les vaches étaient au pré, et la gardeuse ne pouvait pas être loin. Mais ils durent renoncer à la rencontrer, et force fut à Léon d’entrer dans les rochers pour faire lever le gibier qu’il avait promis au fusil de M. Harley.

C’est alors seulement qu’il découvrit Jeanne abritée contre une grosse roche, et profondément endormie. Cette apparence de langueur et de paresse était bien contraire aux habitudes de Jeanne, et à ce préjugé rustique qu’il est dangereux de s’endormir aux champs. Mais elle avait à peine reposé deux heures cette nuit-là, et la fatigue l’avait vaincue. Sa quenouille était encore attachée à son côté ; son fuseau avait roulé à terre, et le fil était rompu. Sa belle tête s’était penchée contre le rocher, et le chanvre de sa quenouille servait d’oreiller à sa joue candide. Elle était assise dans l’attitude la plus chaste, et sa main droite, pendante à son côté, avait, de temps à autre, le mouvement machinal, mais faible, de faire pirouetter le fuseau.

Marsillat, qui la découvrit le premier, s’arrêta à quelques pas devant elle, et fit signe à ses compagnons d’approcher. Guillaume éprouva un serrement de cœur indéfinissable à voir ainsi sa pudique Jeanne sous les regards brûlants de cet homme. Mais sir Arthur, après avoir contemplé Jeanne quelques instants en silence, parut tout à coup fort ému, et murmura à voix basse, en posant ses mains sur les bras de ses deux compagnons : Hô !… vous souvenez-vous ?

— De quoi ? dit Marsillat. Il paraît que vous avez quelque charmant souvenir !

— Hô ! dit l’Anglais en étendant sa main vers la tête de Jeanne avec attendrissement, je me souviens de tout ! Elle était la plus belle enfant du monde, elle est la plus belle fille de la terre !

— Mon Dieu ! s’écria Guillaume en passant sa main sur son front, je me souviens de quelque chose comme dans un rêve !… Aidez-moi, rappelez-moi !…

— Guillaume, dit M. Harley, souvenez-vous des pierres jomâtres et de la druidesse Velléda, et des trois dons, et des trois souhaits que nous lui avons faits !

— Oui-da ! s’écria Léon, je me souviens maintenant. Quant aux trois dons, je ne sais plus précisément ce que c’était. Il y avait trois pièces de monnaie différentes. Quant aux trois souhaits… je me rappelle celui de M. Harley, « un bon mari » ; et le mien, « un amant robuste… » Je ne me rappelle plus celui de Guillaume.

— Ni moi, dit Guillaume ; mais je me rappelle mon aumône. C’était une pièce d’or.

— Et moi, je me rappelle tout, comme si c’était hier, s’écria sir Arthur.

— Et vous croyez que c’était Jeanne ? demanda Guillaume troublé.

— Pourquoi pas ? reprit Léon ; je n’en sais rien, mais il est facile de s’en assurer.

Comme il élevait la voix sans ménagement, Jeanne s’éveilla, devint toute rouge de surprise et de honte, puis se frotta les yeux, se leva, sourit, et regarda ses vaches. Elles étaient un peu loin. Jeanne voulut courir pour les rejoindre ; mais Marsillat l’arrêta.

— Jeanne, lui dit-il pour l’éprouver, tu n’as donc jamais dit à personne ce que tu avais fait des trois pièces de monnaie que les fades du mont Barlot avaient mises dans ta main, quand tu étais petite, un jour que tu t’étais endormie sur les pierres jomâtres ?

Pour la première fois, depuis l’incendie de la chaumière d’Ep-Nell, Guillaume vit un grand trouble et une profonde terreur sur le visage de Jeanne.

— Dieu du ciel ! s’écria-t-elle en devenant pâle comme la mort, comment savez-vous ça, Monsieur ? Je ne l’ai jamais dit qu’à ma mère, et ma mère ne l’a jamais dit à personne.

— Ta tante le savait apparemment, Jeanne ?

— Non ! ma tante ne l’a jamais su. Qu’est-ce qui a pu vous le dire ? Ça n’est pas de ma faute si vous le savez, je ne l’ai jamais dit.

— Mais pourquoi avez-vous mis tant de soin à cacher une chose si simple ? dit Guillaume. Je ne comprends pas pourquoi vous attachez tant d’importance à ce hasard, ma chère Jeanne.

— Et vous aussi, mon parrain, vous le savez donc ? dit Jeanne consternée.

— Et moi aussi, dit l’Anglais en prenant, d’un air à la fois paternel et respectueux, la main de Jeanne, je le sais, et je vous prie de nous dire si cela a été pour vous la cause de quelque chagrin.

— Non, Monsieur, dit Jeanne, d’un air de fierté singulière, je n’en ai jamais eu de chagrin.

— Mais pourquoi l’as-tu caché ? dit Marsillat, qui affectait de tutoyer Jeanne, pour faire un peu souffrir ses deux rivaux. Voyons ! tu as cru sérieusement que cela te venait des fades ?

— Je n’ai rien à vous dire là-dessus, monsieur Marsillat, répondit Jeanne d’un air mécontent. Vous autres savants, vous avez vos idées, et nous avons les nôtres. Nous sommes simples, je le veux bien, mais nous voyons aux champs, où nous vivons de jour et de nuit, des choses que vous ne voyez pas et que vous ne connaîtrez jamais. Laissez-nous comme nous sommes. Quand vous nous changez, ça nous porte malheur.

— Ainsi, tu crois que ce sont les fades ? répéta Marsillat. Allons, grand bien te fasse ! Tu vois, Guillaume ! ajouta-t-il, affectant de tutoyer aussi le jeune baron, comme il le faisait quelquefois quand il se sentait l’humeur taquine, voilà l’esprit de nos belles bergères ! Elles ont mille superstitions absurdes, et ta filleule ne les a pas perdues depuis tantôt deux ans, je crois, que ta sœur