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JEANNE.

— C’est égal, dit Jeanne ; je l’ai vu, j’en suis sûre. Si c’est Raguet, ça n’est pas déjà si étonnant : c’est un homme qui se fourre partout, qui court toute la nuit, et qui dort quand les autres travaillent.

— C’est la vérité qu’il est curieux comme un merle, reprit Claudie ; on le trouve toujours en travers quand on veut cacher quelque chose. Il écoutait quelquefois le soir tout ce qui se disait chez nous, et il savait même toutes mes affaires avec Marsillat, sans que j’en eusse dit un mot à personne. C’est avec ça qu’il se fait passer pour sorcier, et qu’il donne la peur au monde.

Cependant sir Arthur ne dormait pas. Son imagination, si paisible d’ordinaire, avait pris le grand galop. La simplicité et l’étrangeté du personnage de Jeanne formaient un contraste qui le jetaient dans les plus grandes perplexités. Qui m’eût dit, pensait-il, que je tomberais amoureux d’une paysanne, que je prendrais la résolution d’épouser un être qui ne sait pas lire, et que je me trouverais repoussé par sa fierté et arrêté par la profondeur de ses énigmes !

— Ami, dit-il au jeune baron, lorsque celui-ci entra dans sa chambre à neuf heures du matin, je suis beaucoup plus épris ce matin de Jeanne la villageoise que je ne l’étais hier soir de miss Jane. J’ai causé avec elle après vous avoir quitté…

— Vraiment ? s’écria Guillaume en rougissant.

— Vraiment ; et elle m’a parlé par énigmes : mais elle m’est apparue comme le modèle le plus pur et le plus divin qui soit sorti des mains du Créateur, et je commence à croire ce que je soupçonnais déjà, que certains êtres qui n’ont pas appris à lire, en savent plus long que la plupart des savants de ce monde. Elle est fort excentrique, cette Jeanne ; elle porte dans son cœur un secret qui m’effraie et m’attire. Ce ne peut être qu’une chose sublime ou insensée. Et moi qui trouvais la vie aride et ennuyeuse ! Moi qui ressentais parfois, sans vous l’avouer, les atteintes du spleen, me voici tout ému, tout rajeuni. Je tremble, je souffre… mais j’existe…

— C’est dire que vous espérez aussi, dit Guillaume. Comment pourriez-vous ne pas réussir à être aimé de cette pauvre fille ?

— Je crains beaucoup le contraire. Cette pauvre fille n’a pas d’ambition. C’est pourquoi je l’admire ; c’est pourquoi je l’aime, et persiste dans ma résolution de l’épouser, si je peux l’y faire consentir.

Guillaume n’essaya point de dissuader sir Arthur. Abattu et soucieux, il le conduisit auprès de sa mère, qui l’attendait avec impatience. La famille de Charmois vint déjeuner. La sous-préfette fut très-aigre avec l’Anglais, qui ne songea seulement pas à lui expliquer son billet, tant il lui eût été impossible de parler hautement d’un amour qui commençait à l’envahir, non plus sérieusement, mais plus passionnément qu’il n’avait fait d’abord. Madame de Boussac et son amie crurent donc que ce billet n’avait été qu’une plaisanterie. Cependant la sous-préfette le lui pardonnait d’autant moins qu’elle le voyait complétement insensible aux charmes de sa fille, et elle avait soif de se venger de lui. Elle était trop clairvoyante pour ne pas avoir remarqué aussi combien Jeanne était un sujet de trouble pour Guillaume. Des deux maris qu’elle avait guettés pour Elvire, elle n’en voyait donc plus un qui ne fût occupé de cette servante, et elle haïssait déjà la pauvre Jeanne, affectant de la traiter avec hauteur chaque fois que l’occasion s’en présentait, et jurant, en elle-même, qu’elle mettrait le désordre et la douleur dans cette maison où elle ne pouvait exercer son influence.

XVI.

LA VELLÉDA DU MONT BARLOT.

Marsillat arriva dans l’après-midi. Ne cherchant pas à se faire une nombreuse clientèle à Guéret, il n’était pas à la chaîne comme tous les avocats de province. Il voulait seulement faire ses premières armes dans son pays ; et n’y plaidant que les causes d’un certain éclat et d’une certaine importance, il avait souvent la liberté de revenir passer quelques jours à Boussac. Il cachait son ambition patiente sous un air d’insouciance et presque de dédain pour les gloires du barreau : au fond, il aspirait à la députation dans l’avenir.

On s’imaginera difficilement qu’un homme de ce caractère fût susceptible d’une grande passion pour une femme telle que Jeanne. Aussi Marsillat était-il très-calmé à l’égard de la bergère d’Ep-Nell. Mais il avait trop de persistance réfléchie dans la volonté, pour n’en pas avoir instinctivement dans ses désirs. Une fantaisie non satisfaite le tourmentait plus qu’il n’eût souhaité lui-même, et depuis près de deux ans qu’il convoitait en vain la possession de la plus belle des filles du pays de Combraille, il avait de temps en temps des accès de mauvaise humeur contre elle et contre lui-même, en se rappelant qu’il avait échoué pour la première fois de sa vie dans une entreprise de ce genre. Il y avait pourtant dépensé plus de soins que pour toute autre. Il l’avait vue avec plaisir être admise au château de Boussac, dans l’espérance qu’elle serait là sous sa main ; et, durant toute la maladie de Guillaume, il avait pris tous les prétextes pour être assidu dans la maison. Dans les vastes galeries du vieux manoir où elle se hâtait pour le service de son cher parrain, le soir, surtout lorsqu’il la guettait dans la cour ou dans la laiterie, enfin, jusqu’auprès du lit où la prostration du malade le laissait quelquefois en tête-à-tête avec Jeanne, il avait épuisé son éloquence brusque et impérieuse, ses offres corruptrices et ses tentatives de familiarité, sans l’avoir émue ou effrayée un seul instant. Elle avait assez de force physique pour ne pas craindre une lutte où la prudence de Marsillat ne lui eût d’ailleurs pas permis de s’engager, car il sentait qu’un seul cri, un seul éclat de la voix de Jeanne, dans cette maison austère et silencieuse, l’eût couvert de ridicule et de honte. C’était donc par la séduction des paroles et des promesses qu’il pouvait espérer de s’en faire écouter ; mais, à tous ses beaux discours, Jeanne haussait les épaules. « Je ne sais pas, lui disait-elle, comment vous avez le cœur de plaisanter comme ça, quand mon pauvre jeune maître est si mal, et ma pauvre chère marraine dans le chagrin. Vous avez pourtant l’air de les aimer, car vous êtes bien officieux dans la maison ; mais vous êtes si fou, qu’il faut toujours que vous fassiez enrager quelqu’un. Je crois que vous fafioteriez autour des filles, les pieds dans le feu. Allons, laissez-moi tranquille ; vous êtes un diseur de riens. Si vous y revenez, je vous recommanderai à la Claudie. »

Le sang-froid de Jeanne était une meilleure défense que la colère ou la peur. Au fond, Marsillat sentait qu’elle parlait avec bon sens, et qu’elle ne le jugeait pas plus mauvais qu’il n’était ; car il avait du dévouement et de l’affection pour Guillaume, et sa conduite n’était pas toute hypocrisie.

C’est là, du reste, tout ce qu’il avait obtenu de la perle du Combraille, comme il l’appelait d’un air moitié passionné, moitié railleur. Nos bourgeois font rarement la cour sérieusement aux filles de cette classe. Ils gardent avec elles ce ton de supériorité méprisante qu’elles ont la simplicité de ne pas comprendre quand elles aiment, ce qui arrive bien quelquefois pour leur malheur, sans que la cupidité (mais je ne dirai pas la vanité) y soit pour rien. Nos bourgeois, affreusement corrompus, ont remplacé les seigneurs de la féodalité dans certains droits qu’ils s’arrogent, en vertu de leur argent et de l’espèce de dépendance où ils tiennent la famille du pauvre.

À mesure que la santé de Guillaume était revenue, Marsillat avait fort bien remarqué la protection jalouse qu’il avait accordée à sa filleule, et, craignant de devenir ridicule, il avait affecté de ne plus faire attention à Jeanne. Il y avait même des moments où, croyant deviner dans son jeune ami une passion réelle et funeste, il se sentait tenté d’être généreux et de favoriser son amour. Il eût seulement voulu que Guillaume réclamât son aide et les conseils de son expérience dépravée ; mais