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JEANNE.

Vous ne savez pas non plus ? Voyons, s’il était pauvre, le refuseriez-vous ?

— Oh ! non, je ne le refuserais pas pour ça, puisque je suis pauvre moi-même, que je suis née dans les pauvres, que j’ai été élevée avec les pauvres, et que je mourrai comme les pauvres !

— Et s’il était riche, qu’en diriez-vous ?

— Je dirais non, Monsieur.

— Oh ! pourquoi cela ?

— Je ne peux pas vous répondre là-dessus. Mais je refuserais, bien sûr.

— Vous croyez que les riches sont méchants ?

— Oh ! non, Monsieur. Ma marraine, mon parrain, mam’selle Marie sont bien riches, et ils sont très-bons.

— Alors vous croyez qu’un riche vous ferait la cour pour vous séduire, et qu’il ne voudrait pas sérieusement, sincèrement vous épouser ?

— Ça pourrait bien arriver. Mais quand même je serais sûre qu’il ne se moque pas de moi, je ne voudrais pas de lui.

— Et s’il renonçait à sa fortune pour vous plaire, s’il faisait vœu de pauvreté pour être digne de vous ? s’écria sir Arthur frappé de surprise, et voulant lire au fond des mystérieuses idées de Jeanne.

— Ça, ça pourrait changer un peu mon idée, mais ça ne serait pourtant pas suffisant.

— Quel autre sacrifice faudrait-il donc faire ? reprit l’Anglais exalté intérieurement. Il y a peut-être quelqu’un capable de vous aimer assez pour consentir à tout.

— Non, Monsieur, non, dit Jeanne, il n’y a personne comme cela, je vous en réponds ; et si quelqu’un était consentant de mes idées, par une idée intéressée, il s’en repentirait bien un jour !

— Je ne comprends plus… Oh !… expliquez-vous ! s’écria sir Arthur, qui avait le front tout humide de sueur à force de rechercher le sens des énigmes de la bergère d’Ep-Nell.

— C’est bien assez, mon cher monsieur, répondit-elle, je ne veux pas vous en dire plus. Si vous me portez intérêt, ne songez pas à me faire marier. Je n’ai besoin de rien, et avec votre amitié, si c’est de ma mère que j’en hérite, je vous serai bien assez obligée.

M. Harley, pétrifié par la surprise, n’osa la retenir davantage.

Jeanne trouva, derrière la porte, Claudie qui écoutait et regardait par le trou de la serrure, et qui ne parut nullement honteuse d’être surprise en flagrant délit de curiosité et d’indiscrétion. Jeanne ne songea pas de son côté à lui en faire un crime. Elle ne pensait pas avoir jamais de secrets pour Claudie, qu’elle aimait beaucoup et dont elle était fort aimée. — Tiens ! tu étais là ? lui dit-elle en regagnant leur commune chambrette. Pourquoi donc que tu ne t’es pas couchée ?

— Je pouvais-t-i dormir, répondit naïvement la Toulloise, quand je voyais que tu ne revenais pas de chez ce monsieur ? Alors je suis venue écouter ce qu’il te disait. C’était joliment drôle !

— Pourquoi donc que tu n’entrais pas ? tu m’aurais aidée à lui répondre : tu parles mieux que moi.

— Oh ! j’aurais eu trop honte, répondit Claudie, qui avait la prétention d’être timide, bien qu’elle fût passablement effrontée. Je ne sais pas comment tu peux causer comme ça si longtemps et de cent sortes de choses avec du monde que tu ne connais pas.

— De quoi veux-tu que je sois honteuse ? On ne m’a jamais dit de mauvaises choses, et ce monsieur est très-honnête.

— Oh ! pour ça, oui ! il parle très-honnêtement, et s’il n’était pas si drôle, il serait très-joli homme.

— Qu’est-ce que tu lui trouves donc de drôle ?

— Dame ! c’est-il pas drôle d’être Anglais ?

En causant ainsi, les deux jeunes filles étaient entrées dans leur chambre, située dans une tourelle, et éclairée par une fenêtre ou plutôt par une fente à embrasure taillée en biseau et terminée en bas par une meurtrière ronde qui avait jadis servi aux guetteurs pour pointer un fauconneau. Un banc de pierre plongeait en biais dans cette embrasure étroite et profonde, et la lune, glissant par la fente, était le seul flambeau dont nos jeunes fillettes eussent besoin pour se mettre au lit. En servantes jalouses d’économiser la dépense de la maison, elles éteignirent leur lanterne, et Jeanne, s’asseyant sur le banc de pierre pour délacer son corsage, regarda dans la campagne et tomba dans la rêverie. À quoi donc penses-tu ? lui cria Claudie qui était déjà couchée. Tu ne veux donc pas dormir de cette nuit ?

— L’heure du sommeil est passée, dit Jeanne, et ce n’est quasiment plus la peine d’en goûter, car il fera bientôt jour. Tu ne saurais croire, Claudie, que, quand je vois le clair de lune, ça me fait un effet tout drôle.

— Oh ! moi, j’aime ça, le clair de lune ! reprit Claudie, luttant entre le sommeil et l’envie de babiller. Le reste du temps, je suis peureuse à mort la nuit ; mais quand la lune éclaire, je n’ai peur de rien, je vois tout.

— Eh bien ! moi, je ne suis pas comme toi, dit Jeanne. Le clair de lune m’inquiète un peu ; c’est le plaisir des fades ! les bonnes comme les mauvaises sont dehors par ce temps-ci, et si les âmes chrétiennes ne sont pas en grâce, il y a du danger.

— Ah ! tais-toi, Jeanne, s’écria Claudie ; si tu vas commencer tes histoires de fades, tu vas me faire peur. Tu sais bien que je ne veux plus croire à ça, moi. C’était bon chez nous ; mais à la ville, c’est bête : tout le monde s’en moque. Si tu parlais de ça à mam’selle Marie, tu verrais comme elle te gronderait !

— Je ne te force pas d’y croire, Claudie, les fades n’ont jamais été occupées de toi. Il y a des personnes que les esprits ne tourmentent jamais. Mais il y en a d’autres qui sont bien forcées de savoir de quoi il s’agit, et le moyen de se garer des mauvais pour être bien avec les bons. Ce n’est pas à moi qu’il faut dire qu’il n’y a pas de fades. J’en sais trop là-dessus, Claudie.

— Eh bien ! tais-toi, et viens te coucher ! V’là la peur qui me prend. Je ne sais pas comment tu oses en parler à cette heure, toi qui es sûre qu’il y en a…. Heureusement je suis un peu rassurée dans cette chambre, quand la porte est bien fermée, à cause qu’elles ne pourraient pas entrer par la fenêtre : il n’y en a point.

— Ça n’y ferait rien, va, Claudie. Tant petites que soient les huisseries d’une chambre, elles peuvent y passer si elles veulent. Mais n’aie pas peur, va. Elles ne te feront pas de mal tant que tu seras avec moi.

— C’est heureux pour moi, dit Claudie, car je n’ai pas ce qu’il faut pour les renvoyer, moi !

— Ne dis donc pas ça, Claudie !

— Je peux bien le dire à toi. Tu le sais bien. À propos de ça, Marsillat ne t’en conte plus du tout, pas vrai ?

— Non, du tout.

— Du tout, du tout ?

— Tu me demandes ça tous les jours ! Quand je te dis que non !

— C’est égal, Jeanne. Il n’y a guère de filles ni de femmes capables de se garer d’un homme comme lui.

— Ça n’est pourtant pas déjà si difficile.

— Je te dis que si, moi, c’est difficile ! Un homme qui veut ce qu’il veut ! Il le veut absolument, quoi !

— Il entend la raison comme un autre, va !

— Jamais je n’ai pu la lui faire entendre.

— C’est que tu n’avais pas grande envie de l’entendre toi-même, Claudie.

— Dame ! un homme si gentil ! et qui parle si bien !

— Et qui t’a fait des cadeaux !

— C’est bien gentil aussi, les cadeaux !

— Ça serait plus gentil de n’en pas avoir envie !

— Tout le monde ne peut pas être comme toi, écoute donc ; je ne dis pas que j’aie bien fait ; car tout ça, c’est des chagrins pour moi.

— Allons, ne te fais pas de chagrin ! ça ne t’empêchera pas de te marier, ma Claudie.

— Ça en ôte le goût. Quoi donc faire d’un paysan quand on est au fait de causer avec un monsieur ? Ça a tant d’esprit un Marsillat, et c’est si bête un Cadet !

— Mais c’est bon, c’est courageux, ça aime toujours ; et un Marsillat, ça n’aime pas longtemps !