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JEANNE.

mensonge. Jamais sa plume n’a tracé seulement une exagération. Il s’est pris d’amour, ou tout au moins d’affection tendre et paternelle pour Jeanne. Il veut l’épouser, et il l’épousera.

— Guillaume, je crois rêver, vous dis-je.

— Pas moi ! tout cela me paraît fort naturel de la part de sir Arthur. C’est la conséquence et la confirmation de toutes ses idées, de toutes ses paroles, de tous ses projets et de toutes ses croyances. Il est exempt de nos misérables préjugés. Son âme, supérieure au monde et à ses vanités frivoles, n’aspire qu’au vrai. Il a quelques systèmes excentriques qui le rendent original sans lui rien ôter de sa raison et de sa sagesse. Ce n’est pas à tort qu’il se vante de lire dans les cœurs et de juger infailliblement d’après les physionomies. Je l’ai vu, à cet égard, avoir des révélations qui tenaient du miracle. Je ne l’ai jamais vu admirer la beauté d’une femme sans qu’il fit aussitôt, avec une merveilleuse perspicacité, le compte de ses qualités et de ses défauts ; et toujours je l’ai entendu conclure ainsi : « Ce n’est pas encore là mon idéal. Le jour où je le trouverai, fasse le ciel qu’il puisse accepter de moi son bonheur, et le trouver dans mon amour ! » Dans le commencement, je riais de ces bizarreries dites d’un ton si froid et si réfléchi. Mais, peu à peu j’ai reconnu dans M. Harley un esprit sérieux, une âme passionnée, un caractère généreux, inébranlable dans sa fermeté. Croyez bien, Marie, que les plaisanteries du monde n’effleureront pas même sir Arthur, et qu’en épousant Jeanne, il s’estimera le plus heureux des hommes !

— Ah ! Guillaume, s’écria mademoiselle de Boussac vivement émue, j’aimais sir Arthur comme un frère, comme un ami véritable. À présent, je l’admire comme un héros ! Eh bien ! n’en doutez pas, il est aussi sage que grand, et cet exemple me confirme dans la foi que j’ai aux révélations du sentiment. Jeanne est digne de lui. Jeanne est un ange. Elle est, dans son espèce, une femme supérieure ; et si le monde raille et méprise cette union, Dieu la bénira, et les âmes sympathiques et pures s’en réjouiront. Ne penses-tu pas comme moi, mon cher Guillaume ? Tu parais triste et abattu de cette résolution de ton ami.

— Sans doute, je le suis un peu, répondit Guillaume troublé. Sir Arthur va avoir une grande lutte à soutenir contre le monde !… Il est vrai qu’il est indépendant, lui ! qu’il n’a pas de famille à respecter, personne à ménager…

— Si ce n’est que le monde, il en triomphera aisément par le mépris. Allons, Guillaume, ne soyez pas au-dessous de votre ami. Apprêtez-vous, au contraire, à lutter pour lui et avec lui. Moi, je me déclare son auxiliaire, son apologiste, et dussé-je être raillée et condamnée, je n’aurai pas assez de paroles pour louer et admirer sa conduite.

— Bonne et romanesque Marie, tu es admirable, toi ! dit Guillaume en pressant le bras de sa sœur contre sa poitrine. Ah ! si tu savais combien mon cœur te donne raison !

— Si je suis romanesque, tu l’es aussi, Guillaume ; et si je suis admirable, tu l’es bien autant que moi, frère ! car voilà des larmes dans tes yeux, et c’est la généreuse audace de sir Arthur qui les fait couler.

— Mais, Jeanne ? reprit Guillaume d’une voix oppressée.

— Jeanne ? doutes-tu du choix de sir Arthur ? Toi-même affirmes qu’il ne se trompe jamais. Eh bien, j’affirmerai la même chose maintenant, car Jeanne est un trésor. Tu ne la connais pas, Guillaume ; tu n’as vu en elle qu’une pauvre orpheline à secourir ; tu lui sais gré des soins qu’elle t’a donnés dans ta maladie, des nuits qu’elle a passées, infatigable et toujours pieuse et calme comme un ange, à ton chevet ; enfin tu la regardes comme une servante fidèle et dévouée. Mais je la connais, moi ! Oui, moi seule ; je sais que Jeanne est notre égale, Guillaume, et peut-être qu’elle est plus que nous devant Dieu. Non, aucun de nous n’aurait sa patience, sa fermeté, sa foi, son abnégation. Combien de fois, par des raisons de pur sentiment et avec la lumière naturelle de son âme, elle m’a révélé des vérités sublimes que mes lectures m’avaient fait seulement pressentir ! Oh ! certes, Jeanne est un être à part. Je m’y connais. J’ai été élevée avec quatre-vingt ou cent jeunes filles nobles ou riches, et je les ai étudiées, et j’ai connu leurs travers, leurs vanités, leurs mauvais instincts, leurs petitesses. Parmi les meilleures il n’en était pas une que son rang ou son argent n’eût pas déjà un peu corrompue. Eh bien, Guillaume, tu me croiras, toi, car ce que je vais te dire, je n’oserais jamais le dire à maman, elle me traiterait de tête folle et de cerveau exalté : aucune de mes amies du couvent ne m’a inspiré la confiance et le respect que Jeanne m’inspire ; aucune ne m’a été si chère que cette paysanne ; aucune de nos religieuses ne m’a semblé aussi pure et aussi sainte. Oui, Jeanne est une chrétienne des premiers temps. C’est une fille qui souffrirait le martyre en souriant, et que l’église canoniserait si elle savait ce que Dieu a mis de grâce dans son cœur.

— Marie, tu m’attendris profondément et tu me fais mal, répondit Guillaume, en s’asseyant ou plutôt en se laissant tomber sur un banc du jardin. J’ai encore la tête malade quelquefois. Ton exaltation se communique à moi, et m’agite trop violemment. Laisse-moi, laisse-moi respirer un peu.

— Cher frère ! cher ami ! pardonne-moi, dit Marie en lui prenant les mains ; mais il est certain que nous voici deux esclaves révoltés contre ce monde injuste et absurde qui condamnerait nos pensées si elles venaient à être traduites devant son tribunal.

— Ah ! ma sœur, tu ne sais pas quelles fibres de mon cœur ta voix enthousiaste fait vibrer ! s’écria douloureusement Guillaume en baisant les mains de Marie, et il fondit en larmes.

L’émotion de Guillaume surprit peu sa jeune sœur, plus exaltée et plus romanesque encore que lui ; mais, craignant toujours ces agitations qu’elle avait vu autrefois lui être si contraires, elle essaya d’en détourner son attention.

— Eh bien ! mon ami, lui dit-elle, qu’allons-nous faire de cette lettre ? Comment la traduire à Jeanne ? comment lui persuader que c’est une proposition sérieuse ?

Guillaume répondit qu’il ne trouvait pas convenable de s’en charger, et que sa sœur s’en tirerait beaucoup mieux sans lui. — Vous êtes habituée au langage naïf de Jeanne, lui dit-il, et, au besoin, vous le parlerez fort bien pour vous faire comprendre d’elle. Allez donc lui porter les offres de sir Arthur, chère Marie ; si elle n’en est pas éblouie, elle en sera du moins touchée. Et Guillaume retomba dans l’abattement.

— Attendez ! mon ami, s’écria Marie incertaine. Il me vient un scrupule. Pensez-vous que sir Arthur soit resté la dupe du travestissement de Jeanne ? la prend-il pour une servante marchoise, ou pour une gouvernante anglaise ?

— Au fait ! s’écria Guillaume à son tour, sa démarche serait bien moins étrange et son caprice moins excentrique dans ce dernier cas ; on doit supposer une gouvernante instruite, on peut la supposer d’une honnête naissance. De plus, si M. Harley prend Jeanne pour miss Jane, sa compatriote, il entre peut-être un peu de nationalité dans son élan.

— Oui, oui, ce serait fort différent, observa Marie ; il s’abuse de gaieté de cœur, et malgré nous. Il ne veut pas croire, il ne peut pas se persuader que cette belle créature, si blanche, si noble et si grave, soit une fille des champs presque aussi incapable de le comprendre en français qu’en anglais ! Et cependant s’il connaissait Jeanne, s’il trouvait le chemin de son cœur, s’il pouvait pénétrer le mystère poétique de sa pensée, il l’aimerait et l’admirerait peut-être davantage. Mais enfin, il n’a pas prévu toute l’étrangeté du sentiment auquel il s’abandonne, et nous ne devons pas révéler ses intentions à Jeanne avant de bien savoir ce qu’il pensera d’elle quand il la verra, comme dit madame de Charmois, à la queue de ses vaches.

— Je respire à présent, Marie ! reprit Guillaume ; j’étais oppressé à l’idée de cette incroyable détermination. Je ne sais pourquoi elle m’épouvantait comme un acte insensé.